Il me semble que cette discussion retrouve une certaine sérénité ; on peut donc continuer à dialoguer sans problème.
Iskander a écrit :Attention, je ne dis pas reconnaître un éveillé, mais voir qu'un être n'est pas éveillé (c'est très différent). Par exemple, je peux vérifier sans difficulté que quelqu'un ne comprends pas le chinois, alors même que moi non plus je ne le comprends pas. Il suffit de lui donner la traduction en chinois d'un livre que je connais, et lui demander de me lire des passages, ou de prendre un livre en chinois dont un chinois m'a expliqué de quoi il en retournait, et demander à cette personne ce qu'il en est. Un état a des conséquences qui peuvent être détectables même pour ceux qui ne sont pas capables de distinguer directement les états.
Eh bien, quand un maître zen rinzaï (je m'efforcerai de le préciser car les protocoles ne sont pas les mêmes dans le sôtô) est en sanzen (entretien individuel) avec son élève, il va lui parler le "langage de l'éveil" (c'est d'ailleurs très bien que tu aies utilisé cet exemple du langage). Si l'élève comprend ce langage, alors, il est considéré comme éveillé ou, tout du moins, avoir fait une expérience zen suffisante pour comprendre le sens général du langage. Par voie de conséquence, celui qui ne parle pas ce langage ou qui ne le comprend pas est considéré comme non éveillé du point de vue du Zen Rinzaï. Note que l'élève qui a fait une expérience zen profonde (de type kensho) va parler d'emblée le langage de l'éveil. Le maître le comprend immédiatement. Si le maître ne le comprend pas, cela signifie que l'élève a dépassé le maître. Le cas s'est trouvé avec Bankei, par exemple (qui fut un grand maître zen rinzaï) qui eut d'énormes difficultés pour trouver un maître zen qui comprenne son langage (le langage de l'éveil). Mais d'autres exemples aussi sont connus.
Alors, quel est ce langage de l'éveil ? Dans le Zen Rinzaï, depuis Hakuin, ce langage a été officialisé, en quelque sorte. C'est le protocole de passage des kôans. Les kôans sont des textes courts qui mettent en avant des problèmes insolubles par la logique. On parle d'aporie, mais ce n'est pas exactement ça. Le kôan est l'expression du langage de l'éveil. Il existe plusieurs kôans ; on en dénombre quelques 1700. Mais dans le Rinzaï, on utilise essentiellement deux recueils : le Pi-en-lou (Recueil de la Falaise Verte - en fait bleue mais peu importe) qui comporte 100 "cas" et le Ou-mêm-kouan qui en comporte 48.
Un exemple de "langage de l'éveil" (cas 63 et 64 du Pi-en-lou) :
63) Dans un monastère, sous l'autorité du maître Nansen, les bonzes se disputaient la propriété d'un chat. Le maître ayant eu vent de cette dispute saisit le chat et brandit une épée. Il dit aux moines : "dites quelque chose (de Zen) sinon je coupe ce chat en deux". Les moines restant muets, le maître pourfendit le chat.
64) Joshu, disciple de Nansen, était absent lors de cette histoire. Quand il rejoignit le maître dans le monastère, quelques temps plus tard, ce dernier lui conta l'histoire du chat pourfendu. Joshu alors s'inclina, mit ses sandales sur sa tête et sortit. Nansen dit alors : "Si vous aviez été là, le chat aurait été sauvé".
Le "langage de l'éveil", ici, est la "réponse de Joshu" (le sandales sur la tête). Si on analyse ce cas à la lumière de la logique, on voit bien que Nansen viole les préceptes puisqu'il tue le chat. Mais c'est, bien évidemment, un cas exprimé dans la langage de l'éveil et non dans le langage dualiste et logique.
A partir de ce cas, le maître peut, en sanzen, interroger son élève en lui demandant pourquoi Joshu met les sandales sur sa tête. Hakuin (autre grand maître zen, réformateur du Rinzaï), qui commente le cas juge que Nansen a mal agit. Tout le monde est d'accord ? Eh bien il dit qu'il aurait du tuer le chat tout de suite sans demander aux moines de dire quoi que ce soit. Etes-vous toujours d'accord avec Hakuin ? Pourquoi ?...
si le Non-né implique le 1er précepte, quelle est la nature de cette implication? Le Non-né implique la compréhension du premier précepte, son adhésion, ou son exécution? Et comment voir ça dans le contexte particulier du Japon militariste.
Le Non-né est, par essence, libre de souillure (il est "pur" si tu préfères) ; Si on le réalise et qu'on "s'installe" en Lui, que ce soit dans le monde duel ou en samadhi, durant zazen, on est libéré du samsara. Samsara et Nirvana sont les deux côtés d'une même pièce. On agit donc en toute liberté. Mais cela n'est compréhensible que pour le sage, pas pour celui qui n'a pas réalisé le Non-né. Aussi, il ne faudrait pas se prendre pour quelqu'un de libéré et s'amuser à pourfendre les chats, par exemple.
Dans le contexte du Japon, je propose, pour celles et ceux qui ne l'auraient pas vu, de (re)voir les films "Apocalypses" (en 6 épisodes de mémoire) et qui traitent de l'histoire de la guerre 39/45. Le 5ème (ou 6ème ?) épisode parle du Japon. Le commentateur dit que les militaires alliés étaient étonné de la façon dont combattaient les japonais. La conclusion étaient qu'ils maîtrisaient le "Bushido" (l'art de la guerre). Mais qu'est-ce que ça signifie, dans le contexte ?
Voici ma lecture :
Imaginons que nous rencontrions un homme atteint d'une maladie incurable. Cependant, au lieu de se plaindre et d'avoir peur, il est calme, serein. Il a "lâché prise". Nous sommes, bien évidemment, remplit de respect pour cet homme, pour son courage, pour la façon dont il accepte l'inéluctable. Intimement, nous souhaitons pouvoir mourir comme lui, si nous étions atteints d'une maladie incurable. Bien sûr, il a du passer par plein d'états mentaux : la colère, la peur, puis l'abandon... Et enfin l'acceptation.
Qui a formé les soldats japonais au Bushido ? Les maîtres zen. Qui les a formés à se battre jusqu'au bout (face à la maladie de la guerre) et à accepter leur sort sereinement (la mort) ? Les maîtres zen... En peu de temps, ces maîtres zen ont réussi à faire en sorte que des millions de soldats se présentent au combat comme nous voudrions nous, personnellement, affronter l'agonie d'une maladie mortel. Pensez-vous toujours que ces maîtres étaient des individus infâmes et sans coeur ? Pensez-vous qu'ils violaient les préceptes ? C'est une question difficile qui requiert peut-être le langage de l'éveil pour y répondre... En tout cas, il faut y réfléchir avant de condamner (je sais bien que ce n'est pas ton cas, mais, en général, cet épisode a démoli plus d'un zeniste).
qu'est ce qui motive ceux qui sont encore sur la voie, et n'ont pas encore maîtrisé le jeu simultané de la Triple Discipline (qui implique le Non-né, si j'ai bien compris)? Les Zénistes qui n'ont pas encore atteint l'Éveil, et qui donc ne comprennent pas le Zen, qu'est ce qui les pousse à poursuivre cette voie qu'ils ne comprennent pas?
La foi qu'il est possible de s'éveiller en une seule vie (ce qui suppose accepter la voie "abrupte" du Zen), je suppose.
Lausm a écrit :La principale critique que j'émettrai sur ce qu'en dit le rinzai d'après ce que j'ai compris des propos de Dume (et mes propos ne se veulent pas gratuitement polémique, mais faire avancer un débat calmement et paisiblement), c'est qu'on risque d'en faire un absolu, et par là de le réifier, le poser en objet de culte.
C'est vrai que c'est un risque à courir. Mais si on est bien accompagné, par un maître zen compétant, ce risque est bien identifié. En revanche il est exact qu'on fait du kensho, dans le Rinzaï, une priorité absolue dans la pratique. Mumon Yamada (le maître de T. Jyoji) lui disait en sanzen : "sans le kensho, vous n'êtes rien". Autrement dit, sans le kensho, tout n'est que discours vain. Les yeux ne voient pas, les oreilles n'entendent pas. Ou, devrais-je dire : "les oreilles ne voient pas et les yeux n'entendent pas".
Iskander a écrit :Je me rends compte que je n'ai pas encore demandé, à Antodune ses propres expériences, donc voici: Si jamais tu as croisé des maîtres zen de ta tradition, quelles ont été tes expériences?
J'ai déjà croisé des maîtres zen puisque je suis en contact fréquent avec celui qui est actuellement le supérieur du Centre Zen de la Falaise Verte (T. Jyoji). Mais j'ai aussi rencontré un homme qui, pour moi (à titre personnel, donc) est un véritable Bouddha vivant, c'est Taistu Kohno Roshi, le supérieur actuel de la branche Myoshin-ji du Zen Rinzaï (la plus importante branche au Japon en terme de nombre de monastères et temples, plus de 3000).