Le monologue du marin solitaire

ardjopa

"Je n'en peux plus des faux dieux de l'Occident toujours à l'affût comme des araignées, qui nous mangent le foie, nous sucent la moelle. Et je porte plainte contre le Monde Moderne, c'est lui, le Monstre. Il détruit notre terre, il piétine l'âme des hommes.
- C'est pourtant grâce à notre Monde Moderne que tu as un bon bateau, avec des winches, des voiles en tergal, une coque métallique qui te laisse en paix, soudée étanche et solide.
- C'est vrai, mais c'est à cause du Monde Moderne, à cause de sa prétendue "Civilisation", à cause de ses prétendus "Progrès" que je me tire avec mon beau bateau.
- Eh bien, tu es libre de te "tirer", personne ne t'en empêche, tout le monde est libre, ici, tant que ça ne gêne pas les autres.
- Libre pour le moment... mais un jour, plus personne ne le sera si les choses continuent sur la même pente. Elles sont déjà inhumaines. Alors, il y a ceux qui partent sur les mers, ou sur les routes, pour chercher la vérité perdue. Et ceux qui ne peuvent pas, ou qui ne veulent plus, qui ont perdu jusqu'à l'espoir. La "Civilisation occidentale" devenue presque entièrement technocrate n'est plus une civilisation.
- Si on prenait l'avis des gens de ton espèce, plus ou moins vagabonds, plus ou moins va-nus-pieds, on en serait encore à la bicyclette !
- Justement, on roulerait à bicyclette dans les villes, il n'y aurait plus ces milliers d'autos avec des gens durs et fermés tous seuls dedans, on verrait des garçons et des filles bras dessus bras dessous, on entendrait des rires, on entendrait chanter, on verrait des choses jolies sur les visages, la joie et l'amour renaitraient partout, les oiseaux reviendraient sur les quelques arbres qui restent dans nos rues et on replanterait les arbres tués par le Monstre. Alors on sentirait les vraies ombres et les vraies couleurs et les vrais bruits, nos villes retrouveraient leur âme et les gens aussi."

- Bernard Moitessier, in La longue route -
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