Le doute et l'éveil.. l'éveil et le doute...

Dumè Antoni

Davi a écrit :Je suis bien d'accord avec le fait que l'empathie ne peut être assimilée à la Compassion infinie des Bodhisattvas et des Bouddhas, mais d'où vient l'empathie ?
Je serais bien en peine de donner une réponse définitive. Ce qui me paraît certain, en revanche, c'est que l'empathie participe à la survie de l'espèce, voire de certaines espèces entre elles (car on a vu des hippopotames, par exemple, sauver une gazelle de la mâchoire d'un crocodile, comme on a vu des chiens sauver des hommes ou des hommes sauver des bêtes). Mais ça, ce n'est que le côté "blanc" du problème, si j'ose dire. Car le côté "noir" est que des animaux peuvent tuer d'autres animaux ainsi que des hommes, et des hommes peuvent tuer des animaux et d'autres hommes. Ce que l'on sait aussi, c'est que l'hormone responsable de l'empathie est la même que celle qui pousse une mère à s'attacher à son enfant (et donc à l'allaiter, le protéger, le choyer...). En clair, une explication darwinienne suffit à expliquer l'empathie ou du moins à la justifier.
D'après toi, si j'ai bien compris, c'est question d'hormone et c'est donc purement physiologique.
C'est ainsi qu'elle s'exprime mais dire qu'elle est "purement physique", je ne crois pas avoir affirmé cela. Je pense que les facteurs physiques, chimiques, physiologiques... sont des facteurs "mondains" générés par des causes karmiques. En d'autres termes, pour naître chien (ou chat, ou dauphin, ou homme...), il faut un corps de chien (ou chat, ou dauphin, ou homme...). On ne naît pas homme avec un corps de chien, sauf dans un trip anthropomorphique, mais c'est anecdotique (quoique...). Remarquons quand même qu'il existe des requins avec des corps d'hommes. Le nom scientifique pour cette anomalie génétique est "banquiers" :mrgreen:
Cependant cette empathie ne peut-elle pas être à l'origine Compassion infinie qui s'exprime chez les êtres vivants sous cette forme imparfaite ?
A l'origine, je ne pense pas. La Compassion Infinie est intimement liée à la réalisation de la Vacuité, non pas comme équivalente de l'interdépendance des phénomènes, mais comme la réalisation de notre propre disparition pour la reconnaissance de l'autre comme soi-même (bien qu'il soit "aussi" différent). En clair, quand l'autre souffre, ce n'est pas simplement ressentir par projection la souffrance de l'autre, mais souffrir "à la place" de l'autre en ce que la distinction autre/soi-même (ou sujet/objet) a disparu.

Je comprends bien que l'empathie a quelque chose de cet ordre là. Quand une mère (ou un père) voit son enfant souffrir, c'est dans sa propre chair qu'elle (ou il) souffre, en quelque sorte. Pour autant, elle ne souffre que par projection. Alors que la Compassion Infinie, c'est réaliser la 1ère Noble Vérité qui veut dire que quel que soit l'être qui souffre, je suis celui-là.
Car si rien n'existe entre la Compassion infinie et le degré zéro de la compassion (empathie), comment les êtres pourraient-il jamais envisager l'existence même de ce firmament compassionnel ?
Mais les êtres — en général — envisagent ce "firmament compassionnel" (qui est une autre expression de la Compassion Infinie, je suppose ?) comme étant une sorte de généralisation d'un phénomène intime. Les projections anthropomorphiques sont de cet ordre, par exemple. Mais non, la Compassion Infinie, c'est tout bêtement (si j'ose dire car ce n'est pas du tout évident) de la 1ère Noble Vérité. Quand Gautama a tout quitté pour mettre un terme à la souffrance, c'est parce qu'il savait que, quel que soit son état, y compris sa propre libération (vue comme un "nirvana pour soi" = nirvana "hinayaniste") ne mettrait pas fin à LA souffrance. C'est pourquoi dans le Mahayana ont fait voeu de sauver TOUS les êtres, car tant qu'il existera un seul être dans le samsara, la souffrance sera aussi infinie qu'elle l'est pour des multitudes sans fin d'êtres sensibles. C'est pourquoi la Compassion est dite "Infinie". En clair, elle n'a pas de fin (car on ne sait pas comment arrêter le processus karmique pour tous les êtres si certains êtres sont "imperméables" au Dharma).
A moins de considérer quelques fulgurances de cette Compassion qui envahirait momentanément les êtres sensibles et qui les marquerait au point de pouvoir s'en souvenir ?
Je crois que tant que nous ne faisons pas l'expérience de notre vraie nature (Dharmakaya), la Compassion Infinie pour nous sera synonyme d'empathie (ou de pitié ou de compassion) que l'on éprouve face à la souffrance (ou à la joie) d'un être qui nous ressemble plus ou moins. Cette ressemblance est une forme de reflet de soi-même, mais un reflet n'est jamais que l'image inversée de la réalité. Autrement dit, sans la réalisation de notre vraie nature, la seule compréhension que nous pouvons avoir de l'autre vient du sentiment empathique. Ce qui démontre que l'empathie "mondaine" et la Compassion Infinie ne s'excluent nullement. J'insiste sur ce dernier point car j'ai l'impression de ne pas toujours être bien compris.
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Upekkhā
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C'est pourquoi dans le Mahayana ont fait voeu de sauver TOUS les êtres, car tant qu'il existera un seul être dans le samsara, la souffrance sera aussi infinie qu'elle l'est pour des multitudes sans fin d'êtres sensibles. C'est pourquoi la Compassion est dite "Infinie". En clair, elle n'a pas de fin.
Bon courage, vous y serez sûrement encore dans un 1x10e(infini) kalpa :D.

FleurDeLotus
Dumè Antoni

Ben, sans fin, c'est sans fin :D . Et le voeu de Bodhisattva consiste à réaliser que cette tâche est précisément sans fin. Cette tâche, c'est précisément l'expression de la Compassion Infinie. Et parce que la Compassion Infinie est l'expression de Prajna, la Compassion Infinie cesserait si et seulement si Prajna cessait de briller. Mais c'est impossible. Et l'extraordinaire, c'est que Prajna n'étant pas phénoménale (logique puisqu'elle est une qualité du Dharmakaya), elle n'est pas soumise à la disparition comme n'importe quel phénomène. Mais si les phénomènes disparaissaient, alors Prajna continuerait de briller, mais dans la Vacuité "absolue".
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Upekkhā
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Mais admettons que tous les êtres soit libérés (en tout temps et en tout lieu) du samsara (j'entends par là que tous les êtres arrivent au parinibbana). Il n'y aurait plus besoin de cette Compassion Infinie car il n'y a plus d'être en qui on peut avoir cette compassion, si? Après bon, c'est très spéculatif vu que c'est pas pour demain la veille :mrgreen: .

flower_mid
Dumè Antoni

Upekkha a écrit :Mais admettons que tous les êtres soit libérés (en tout temps et en tout lieu) du samsara (j'entends par là que tous les êtres arrivent au parinibbana). Il n'y aurait plus besoin de cette Compassion Infinie car il n'y a plus d'être en qui on peut avoir cette compassion, si? Après bon, c'est très spéculatif vu que c'est pas pour demain la veille :mrgreen: .
En fait, il n'y a pas d'êtres à libérer du Samsara, il y a juste à mettre fin à la souffrance. Ta question serait alors peut-être : "admettons que la souffrance ait disparu, parce que tous les êtres sont libérés dans le Parinirvana..." Alors la Compassion Infinie serait transmuée naturellement en Prajna, c'est à dire en "Clarté". La Compassion Infinie est, en quelque sorte, une "couleur" de Prajna, comme si Prajna était une lumière "blanche" traversant le prisme du samsara. Il y a des couleurs chaudes ou froides, faibles ou puissantes... mais cela ne tient qu'au karma des êtres ; pas à Prajna (ni à la Compassion Infinie). Et si le karma disparaît, alors la lumière devient blanche, partout.
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davi
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Dumè Antoni a écrit :La Compassion Infinie est intimement liée à la réalisation de la Vacuité, non pas comme équivalente de l'interdépendance des phénomènes, mais comme la réalisation de notre propre disparition pour la reconnaissance de l'autre comme soi-même (bien qu'il soit "aussi" différent). En clair, quand l'autre souffre, ce n'est pas simplement ressentir par projection la souffrance de l'autre, mais souffrir "à la place" de l'autre en ce que la distinction autre/soi-même (ou sujet/objet) a disparu.
Dans le mahayana, la voie universelle du Bouddha, les deux pôles du cheminement sont karuna et shunyata, compassion et vacuité. Les deux procèdent d'une expérience commune d'éveil et y conduisent. Sur la voie, ils sont complémentaires, s'entraident et, finalement, la réalisation parfaite de l'un contient celle de l'autre. Ainsi la vacuité a pour cœur la compassion, elle en est la matrice et, réciproquement, la compassion est matrice de vacuité. Comprenez que l'au-delà de l’ego, de l'égoïsme, l'altruisme qu'est la compassion conduit finalement à l'au-delà de l’ego qu'est l'absence de son illusion, c'est-à-dire la vacuité.
La vacuité, vide d'illusion ou plein de réalité ? Revue Dharma, Sangha-Rimay
S'indigner, s'irriter, perdre patience, se mettre en colère, oui, dans certains cas ce serait mérité. Mais ce qui serait encore plus mérité, ce serait d'entrer en compassion.
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yudo
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Inscription : 04 mars 2007, 10:43

"Si nombreux que soient les êtres sensibles, je fais voeu de les sauver;
"Si forts que soient mes attachements, je fais voeu de les quitter;
"Si innombrables que soient les portes du Dharma, je fais voeu de les franchir;
"Si impossible que soit la Voie du Bouddha, je fais voeu de la parcourir."

Ce sont là les "Quatre Grands Voeux" impossibles. Ils sont en effet impossibles parce qu'il est impossible d'y réussir. Pourquoi les prononce-t-on, alors? Pour que, sachant pourtant leur impossibilité, on s'y engage et qu'on fasse ce qu'on peut dans cette direction, sachant que c'est perdu d'avance.

Il y a, dans la vie, une foultitude de choses que l'on fait, sachant que c'est perdu d'avance. Mais que ce "perdu d'avance" n'est en rien une raison pour renoncer.

Il y a des gens en difficulté qui nous demandent leur aide, et, dans la mesure de nos moyens, nous leur prêtons secours. Mais il y a d'une part des gens en difficulté qui refusent notre aide (pour un million de raisons plus douteuses et stupides les unes que les autres), et il ne sert de rien de tenter de les aider, parce que cette aide sera contre-productive. Et il y a des gens qui nous la demandent, mais qui refusent de faire ce qu'il faut pour nous aider à les aider. J'ai connu tous ces cas de figure. Le dernier est le plus frustrant, parce qu'il équivaut à une personne qui s'enfonce dans les sables mouvants, mais qui insisterait pour n'être aidé que, soit par quelqu'un qui va aller s'enfoncer avec elle, soit par une perche de telle matière, forme et couleur, soit... Bref, les maîtres nageurs savent que, pour aider une personne qui se noie, il faut parfois leur faire perdre conscience!
La responsabilité des élèves est d'empêcher le maître de se "prendre pour un maître".
Dumè Antoni

Pour compléter un peu ma réponse à Upekkha, il est évident que Prajna (qui reste après que tous les êtres sont entrés en Parinirvana — ce qui n'est qu'une "hypothèse d'école" —) n'est pas une conscience. En effet, supposer qu'il resterait une conscience "intrinsèque" et rien d'autre, serait supposer l'existence ultime d'un dieu (avec ou sans majuscule) doté d'une conscience océane qui envahirait tout l'univers. Cette idée est erronée du point de vue du Bouddhisme. A l'inverse, supposer qu'il ne reste rien est une idée nihiliste. Prajna (Dharmakaya/nature de Bouddha) n'est ni une conscience ni quoi que ce soit de phénoménal et/ou de mondain. Ceux qui pratiquent la méditation avec une conscience "sans objet" sont en réalité dans l'erreur de l'éternalisme. Il est impossible d'expliquer ce qu'est la nature de Prajna car Prajna est Incréée (comme la Compassion Infinie) ou Non-née. Cela ne veut pas dire qu'elle est de fait immortelle ou éternelle, car cela renvoie à l'idée de temps qui est une caractéristique de l'univers "mondain", c'est à dire manifesté, créé. Prajna n'est ni éternelle ni immortelle. Et elle ne survit pas après qu'il ne reste plus rien. Car la notion de survie est également entachée de la notion de temps. Elle n'est pas non plus hors du temps, car Prajna brille dans le samsara comme dans Nirvana qui est un autre nom du Dharmakaya (de mon point de vue, qui peut choquer puisque la notion de Dharmakaya — ou nature de Bouddha — est étrangère au Théravada).

Et j'ajoute à ceci :
C'est pourquoi dans le Mahayana ont fait voeu de sauver TOUS les êtres, car tant qu'il existera un seul être dans le samsara, la souffrance sera aussi infinie qu'elle l'est pour des multitudes sans fin d'êtres sensibles.
Ce qui veut dire aussi : tant qu'il existera un seul être dans le samsara, je serai celui-là.
Dumè Antoni

@ Davi : je n'ai pas répondu à ton message où tu places à la suite mes propos relativement à la Vacuité et la Compassion Infinie et un passage d'un texte qui me paraît faire écho à ce que j'affirme. Aurais-tu eu en faisant cela une idée particulière que tu voudrais discuter ?
ted

yudo a écrit :"Si nombreux que soient les êtres sensibles, je fais voeu de les sauver;
"Si forts que soient mes attachements, je fais voeu de les quitter;
"Si innombrables que soient les portes du Dharma, je fais voeu de les franchir;
"Si impossible que soit la Voie du Bouddha, je fais voeu de la parcourir."
Je ne comprends pas pourquoi le quatrième voeu serait impossible ? Il y a bon nombre d'éveillés, non ? :shock:
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