La notion du temps

Compagnon

La notion du temps buddhaline

Par Charles Genoud

Charles Genoud étudie et pratique le bouddhisme tibétain depuis 1970. Il fut élève du vénérable Géshé Rabten, puis élève de Dilgo Khyentsé Rinpoché. Il a également pratiqué le bouddhisme de la tradition théravada aux États-Unis et en Birmanie avec Sayadaw Upandita et Sayadaw U Tejaniya. Il enseigne régulièrement la méditation au Canada, au Brésil, en Israël et en Europe. En 1999, il a fondé avec son épouse Patricia Genoud le centre de méditation bouddhique Vimalakirti à Genève en Suisse.


L’entrée dans la recherche spirituelle.

Ce matin, j’ai parlé du " manque ", cause fondamentale de notre engagement dans une recherche, une quête spirituelle. S’il n’y avait aucun manque, si nous expérimentions une constante plénitude, le mouvement qui nous pousse dans cette quête n’existerait certainement pas.

D’une manière générale, cette quête peut être initiée par une expérience, un événement, qui nous semble anormal et nous questionne, parce qu’il sort de l’ordre habituel des choses. Il peut s’agir d’une expérience d’ordre affectif, social ou philosophique qui nous interpelle tout à coup et fait que nous allons essayer de répondre à cette interpellation. Nous nous engageons alors dans une recherche, un questionnement, dans un approfondissement de notre connaissance de la réalité, de la réalité quotidienne.

De telles expériences qui, pour nous, relèvent du désordre, peuvent créer le besoin de découvrir plus profondément la réalité du monde dans lequel nous vivons. Il peut s’agir, par exemple, de la mort d’une personne. Si nous imaginons la mort d’un de nos proches, nous pouvons en ressentir l’impact affectif. Mais, plus généralement, même dans le cas où il s’agirait de quelqu’un que nous connaissons peu, loin de nous, un impact d’ordre philosophique existe. C’est ce que Bataille exprimait en disant : " la mort trahit l’imposture de la réalité ". Cela veut dire que si la mort est possible, la réalité n’est pas telle que nous la percevons. Il y a incompatibilité entre le monde tel que nous le percevons et la mort d’une personne qui existerait réellement. Il n’est donc pas nécessaire qu’il s’agisse d’un proche donnant une dimension affective à l’événement. Un choc d’ordre philosophique peut nous amener à questionner notre vision du monde, à nous dire qu’il y a peut-être quelque chose de faux dans la manière dont nous la percevons.

Il y a deux ans, j’étais en Californie pour conduire une retraite. En me promenant à la périphérie de San Francisco, je suis entré dans une librairie. Je cherche souvent des livres d’auteurs français que j’aime bien, traduits en anglais, pour faire des citations. Les phrases sont parfois si précises que je ne veux pas faire la traduction moi-même.

A ce moment là, je cherchais un livre de Maurice Blanchot. En le feuilletant, je suis tombé sur une phrase qui disait : " Le passé n’a jamais existé ". C’est une phrase extrêmement déroutante qui n’est cependant pas d’un rêveur ou d’un poète, mais qui traduit une réflexion profonde concluant que le passé n’a jamais existé. Si ce que dit Blanchot est juste, il est clair que notre vision ordinaire du monde doit être questionnée et changée. Si le passé n’a jamais existé, il est clair que la manière dont je vis, la façon dont je conçois le monde où je vis, ne sont pas en accord avec cette réalité. Tomber sur une telle phrase, sur une telle affirmation, peut être le facteur déclenchant qui nous fait entrer dans une recherche, pour trouver un ordre plus profond permettant d’inclure cette réalité, d’établir un rapport au monde intégrant la non-existence du passé.

Un destin inhabituel

Joseph Campbell, un professeur américain qui a beaucoup étudié les mythologies, a décrit le cheminement du héros, du chaman, du mystique, et a recherché des faits similaires dans les récits de leurs vies. Il en a trouvé plusieurs. Le premier est, qu’en général, ce futur chaman, saint ou sainte, mystique ou prophète, naît d’une manière inhabituelle, miraculeuse.

Dès sa naissance, il est voué à un destin inhabituel. Il y a une rupture de l’ordre établi. Puis, ce destin paraît oublié : l’enfant vit de manière tout à fait ordinaire, découvrant et partageant les valeurs ordinaires du monde : les valeurs sociales, la vision du monde qui prévaut à son époque. Jusqu’au jour où un événement vient lui rappeler son destin. Tout d’un coup, quelque chose dans sa vie lui montre que l’ordre établi n’est pas juste, que quelque chose est faux dans la vision ordinaire du monde. Dès ce moment, il ne connaîtra plus de repos jusqu’à ce qu’il ait réalisé une vision plus profonde, beaucoup plus vaste, lui permettant d’intégrer ce qu’il avait éprouvé comme un désordre. Ce besoin va le pousser à sortir du modèle établi, à le quitter, pour ne pas être complètement prisonnier des valeurs sociales, philosophiques, ayant cours, et à entrer d’une certaine manière dans la solitude, afin de trouver un ordre plus profond.

Dans la vie du Bouddha, on trouve ce schéma de manière vraiment typique. Il est conçu miraculeusement, alors que sa mère rêve qu’un éléphant blanc entre en elle. Il naît d’une façon étonnante qui, pour le moins, rompt avec l’ordre établi, puisqu’il sort de sa mère par le côté, alors qu’elle se tient à une branche. Et, lorsqu’elle présente le jeune enfant à un astrologue, celui-ci prédit qu’il deviendra soit un monarque universel, soit un être profondément éveillé. Tous les signes du destin sont ainsi réunis. La période d’oubli vient ensuite : le garçon reçoit l’éducation d’un jeune prince, il étudie les Védas, les arts martiaux, complètement oublieux de ce qui était prédit à sa naissance, jusqu’à ce que certains événements viennent le rappeler à son destin. Dans la vie du Bouddha, ces événements sont présentés de manière extrêmement caricaturale : il rencontre la vieillesse, la maladie et la mort, ainsi qu’un religieux. Dans la légende, leur description est assez naïve. On a l’impression que c’est la première fois qu’il voit un vieillard, la première fois qu’il voit un malade, tout comme un cadavre. Mais, on peut imaginer que c’est effectivement la première fois qu’il en prend vraiment conscience. Alors qu’il sort du palais paternel, il comprend que la vieillesse, la maladie et la mort le concernent lui aussi et pas seulement les autres. Quand cette réalisation se produit, le futur bouddha n’a plus envie de rester au palais, de vivre dans une agréable insouciance, entouré de musiciens et de musiciennes, comme un jeune prince, cinq siècles avant J.C. Il n’a plus aucun repos. Tous les plaisirs deviennent insipides. Il n’a plus qu’un vœu, qu’un désir : quitter le palais pour s’engager dans une quête spirituelle.

Son père refuse de le laisser partir. Il est donc obligé de s’enfuir pour devenir un ascète mendiant. Cela traduit combien l’ordre établi, que le jeune prince est en train de questionner, ne peut accepter son questionnement : le père s’oppose à ce qu’il sorte du palais. Dans la légende, le futur bouddha, profitant que tout le monde est endormi par un charme mystérieux, quitte le palais de nuit pour s’engager dans sa quête. Nous avons ici le prototype même du chemin du mystique, avec toutes ses étapes bien marquées.


Chez certains chamans, saints ou saintes, il arrive parfois qu’une maladie soit le facteur qui leur fasse quitter l’ordre établi.

Souvent, chez les chamans, il s’agit d’une maladie que les médecins ne peuvent soigner, car ils ne la connaissent pas. Ce n’est que lorsque le chaman rencontrera un autre chaman que sa maladie pourra être soignée, car elle n’est pas somatique mais d’ordre spirituel : un déséquilibre spirituel. Il sera guéri par le maître chaman qui initiera ensuite l’ancien malade au chemin spirituel.

Des phénomènes marquants se produisent de même dans la vie de certains saints ou saintes. Rappelons-nous de Sainte Thérèse d’Avila. Entrée extrêmement jeune au couvent, elle y tombe malade. Ramenée à la maison, on la croit morte. Selon la coutume, on fait couler de la cire sur ses yeux, mais son père, qui adore tellement sa fille, refuse qu’on l’enterre et, le quatrième jour, alors qu’elle est encore dans le même état, elle ouvre les yeux. Ensuite elle demande à retourner au couvent. Mais, pendant plus d’une année, elle ne peut marcher. D’abord elle ne marche pas du tout. Ensuite, elle se traîne à quatre pattes... Constamment dans sa vie spirituelle, elle se référera à cette expérience de mort symbolique qui rompt l’ordre établi.

Les événements ne sont pas toujours aussi marquants. Quelque chose de très simple qui semble ne pas correspondre à l’ordre du monde peut suffire pour que surgisse la nécessité d’une compréhension plus profonde. On peut imaginer des scientifiques étudiant des équations, se rendant compte que quelque chose ne marche pas, qui essayent de trouver une manière de comprendre plus profonde. On peut même penser qu’il puisse s’agir d’un simple objet : une table placée à l’envers, une porte d’habitude fermée soudain ouverte qui, dans l’esprit d’une personne, fasse qu’elle questionne tout à coup l’ordre établi car elle prend conscience qu’il ne fonctionne pas, et qu’elle s’engage dans la recherche d’une vérité plus profonde.

Nous partageons notre vision du monde. Chaque fois qu’il s’agit de la changer, des difficultés apparaissent. D’abord, il faut le courage de lâcher la façon courante de voir : lorsque Copernic enseigna que la Terre n’était pas le centre de l’Univers, mais le Soleil, combien d’oppositions apparurent ! Des oppositions, non pas scientifiques, mais affectives, de l’ordre de la crainte.

Tout à coup, il y a impossibilité de quitter la vision habituelle pour se rendre disponible à une vision différente, nouvelle. Pour la découvrir, il faut donc chaque fois pouvoir questionner celle qui prévaut, la lâcher, et s’ouvrir à la nouvelle.

La notion du temps

Dans notre vision particulière du monde, le temps s’écoule au sein d’un espace stable. D’abord cyclique chez les Indiens, les grecs... la notion du temps devint linéaire avec la tradition biblique et surtout chrétienne. Il y a un point zéro. Puis une ligne vers le futur et une vers le passé. Mais ces deux façons de voir, cyclique ou linéaire, sont-elles les seules possibilités de se représenter la réalité et sont-elles justes ? Ne traduisent-elles pas une certains confusion ? Toutes les cultures voient-elles de même l’univers comme un espace stable dans lequel le temps s’écoule, où les événements surgissent et disparaissent ?
Un anthropologue américain, dont on a, par la suite, questionné la recherche, a trouvé que les indiens Hopis n’avaient pas de mots comme nous en avons dans les langues indo-européennes ou orientales, pour décrire le temps ; pas même pour passé, présent et futur. La notion d’un espace stable dans lequel le temps s’écoulerait leur serait donc étrangère. Leur vision du temps serait ainsi complètement différente, avec, par exemple, l’impossibilité d’additionner les jours puisque lorsqu’un jour a disparu, l’autre n’est pas encore là. Comment pourrait-on additionner des choses qui n’existent pas en même temps ? Comment additionner des minutes, puisqu’il est impossible d’avoir deux minutes, trois minutes en même temps ? Il n’y a donc pas de pluriel pour la notion de jour. Les Hopis s’expriment plutôt en termes de potentiel et de manifesté, et non en termes d’espace stable dans lequel le temps se déroulerait. Mais cela ne les empêche pas de construire des maisons, de faire de l’agriculture, de répondre à tous les besoins pratiques d’un être humain, même si leur notion du temps est différente. Pour eux, deux événements qui se passeraient au même instant en des endroits différents ne peuvent pas être simultanés puisqu’on ne peut pas connaître l’un et l’autre : il faut se déplacer pour le faire. On ne parlerait donc pas de simultanéité dans un tel cas.

Quelle que soit la justesse de l’analyse de cet anthropologue, il est intéressant d’imaginer une manière de concevoir le monde dans laquelle les concepts d’un espace stable, dans lequel le temps qui s’écoule ne seraient pas pris en compte. On peut du reste constater que la science moderne remet également ces notions en question.

De très longue date, les philosophes ont questionné le temps, comme Blanchot le fait en écrivant le " passé n’a jamais existé ". On trouve ce questionnement chez Saint Augustin, d’une manière extrêmement touchante. Il dit "Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je n’ai pas de problème. Mais, dès qu’on me le demande, je ne sais plus ". Par moments, il appelle Dieu en aide et dit : "Dieu, aide-moi". Il paraît complètement pris au dépourvu. Il essaie de s’y retrouver, mais n’y parvient pas. A la fin de ses confessions, on trouve ce très intense questionnement. Il dit : "Le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore et comment le présent pourrait-il se maintenir ? S’il se maintenait, il ne serait plus le présent, il serait l’éternité, donc il ne serait pas du temps". Il cherche ainsi à s’y retrouver, avec beaucoup de difficulté mais beaucoup d’honnêteté.

On a donc bien l’impression, comme le dit Saint Augustin, que le temps ne pose pas nécessairement de problème tant qu’on ne le questionne pas. Mais, dès qu’on cherche à définir ce que cette notion représente du point de vue de la réalité, et de la réalité de l’expérience, cela devient beaucoup plus difficile.

L’expérience et le concept de l’expérience

Ce matin, nous avons essayé de faire un geste dans le passé et dans le futur. Constatation : c’est impossible, tant dans l’un que dans l’autre cas. Les conséquences de cette impossibilité sont très importantes. Si on ne peut faire un geste au passé ou au futur, cela attire l’attention sur le fait qu’on ne peut, non plus, entendre au passé ou au futur. Tous les sens sont liés à l’instant présent. On peut donc imaginer que, lisant la phrase de Maurice Blanchot, la quête spirituelle puisse être éveillée : s’il a raison, quelque chose n’est pas juste dans notre manière de percevoir le monde. Quel pourrait bien être le sens de "le passé n’a jamais existé".

Je n’ai aucune idée de ce que Blanchot voulait dire, mais nous pouvons nous questionner sur la notion de passé et nous demander quel pourrait être le sens de la phrase, ce qu’elle implique et comment en faire l’expérience.

Il semble que nous puissions nous rappeler ce que nous avons fait ce matin, nous rappeler le moment où nous avons fait l’expérience de bouger latéralement notre main. Nous avons ainsi l’impression qu’il est possible de faire revenir quelque chose à l’esprit. Mais, d’où ramenons-nous cette chose quand nous nous souvenons de ce qu’a eu lieu ce matin ou à un autre moment du passé ? Où allons-nous la chercher ? Il est clair que nous ne ramenons jamais l’expérience, mais uniquement le souvenir de l’expérience. Si nous pouvions ramener l’expérience, nous pourrions nous promener dans le temps, revenir à l’âge de deux ou trois ans pour voir comment c’était, puis, sauter aussitôt dans le futur, pour voir comment nous serons à cent trois ans ! On pourrait ainsi se déplacer dans le temps. Le fait que ce soit impossible montre bien que ce que nous ramenons à la conscience n’est jamais l’expérience elle-même, mais seulement son souvenir.

Comment ce souvenir de l’expérience est-il alors créé ? Il est donc bien clair qu’il est impossible de garder un seul instant l’expérience d’entendre, de voir, de toucher... Et il n’est pas besoin de remonter jusqu’à ce matin pour qu’il en soit ainsi : même si l’expérience a eu lieu dans la seconde précédente, il n’est pas possible de la ramener, de la vivre de nouveau. La seule chose que nous puissions faire est d’en avoir le souvenir par la mémoire. Donc, ce que nous ramenons par la mémoire est toujours une image de l’expérience, jamais l’expérience elle-même. Et c’est dans la mesure où nous ramenons à la conscience une chaîne d’images - ces images ayant comme sources certaines expériences - que nous avons l’impression d’avoir accès au passé.

Pour ce faire, à chaque instant de nos expériences, nous créons un concept de l’expérience elle-même. Dès qu’une expérience surgit, elle est conceptualisée et c’est la conception que nous gardons en mémoire. Jamais l’expérience elle-même.

L’expérience du son, de la densité du corps, du goût d’un aliment, tout cela n’est pas de l’ordre du concept mais de l’expérience elle-même, et est impossible à saisir, à garder. Seule l’image, le concept peuvent être conservés. Par analogie, on pourrait dire que c’est un peu comme si, à chaque instant, pour chaque expérience, nous en prenions une photo et conservions un immense album de toutes les photos, qui nous permettrait de faire l’inventaire, non pas des expériences, mais des photos, des images des expériences.

Dans ma méditation, une expérience surgit. A cet instant, j’ai une certaine qualité de présence. Si j’ai envie de la modifier, de l’améliorer, car je ne la trouve pas suffisamment bonne, que se passe-t-il ?

Il se passe qu’il y a d’abord une expérience de présence, puis une conceptualisation et que je l’évalue en disant " médiocre ". Cette évaluation n’a rien à voir avec l’expérience elle-même. L’expérience c’est l’expérience. Le jugement que je porte me fait déjà passer de l’expérience elle-même au concept ou image de l’expérience, estimée médiocre. Et maintenant, j’amène à la conscience une autre image, un autre concept, de quelque chose de mieux, que je vais essayer de promouvoir.


Cela signifie qu’en méditation, dès que nous sommes dans un processus de transformation, nous quittons le domaine de l’expérience pour passer à celui de l’imaginaire. Or, l’imaginaire n’a pas l’épaisseur, la densité de l’expérience réelle. Vivre dans l’imaginaire pour évaluer chaque expérience, vouloir l’améliorer au moyen de l’idée d’une meilleure expérience, nous établit nécessairement dans une faible qualité de présence, nous laisse frustrés car la possibilité d’une expérience pleine, la possibilité de plénitude n’existe pas lorsqu’on vit à la surface des choses, comme dans l’évaluation et la transformation. Elles nous font quitter le domaine de l’expérience pour passer dans l’imaginaire de l’expérience.

Cette conceptualisation des expériences surgit très rapidement. Parfois, en méditation, il est possible que nous n’adhérions pas à ce processus quand la qualité de présence est suffisamment stable et claire.

Il se peut donc, dans ce cas, ou si le pouvoir de fascination de la conceptualisation a perdu de sa forme, que nous ne passions pas directement de l’expérience à sa conceptualisation. Alors nous restons dans une intimité beaucoup plus profonde avec nous-mêmes, avec notre vie.

Très souvent, en prenant le métro ou l’autobus, le matin ou le soir, on voit les gens allant ou revenant de leur travail, lisant des romans, des fictions pendant tout leur trajet. Ils passent ainsi une partie de leur journée en des lieux qui n’existent certainement pas, qui sont les fruits de l’imagination des écrivains, avec des personnages qui n’existent pas non plus. Il y a donc une sorte de glissement de la simple réalité d’être dans le métro, avec sa lumière particulière, sa densité particulière, les gens qui s’y trouvent, pour passer dans un monde imaginaire comme, par exemple, l’Amérique du sud, l’Inde ou la France d’il y a deux siècles... Évidement, cela peut avoir des avantages pour rendre le trajet moins pénible, mais c’est aussi une manière de quitter la réalité de l’instant.

La notion de durée

Lorsque nous avons l’impression que notre vie s’inscrit dans la durée, nous passons de même de la réalité à l’imaginaire. Tant que nous vivons dans la durée, nous vivons dans l’imaginaire, dans une fiction qui s’approche peut-être de la réalité (je ne veux pas approfondir ici cette relation), qui peut sembler rebondir avec elle, mais c’est néanmoins l’imaginaire.

Si m’asseyant pour méditer, je pense le faire pendant quarante cinq minutes, je suis complètement dans l’imaginaire, car il est impossible de méditer pendant quarante cinq minutes. On ne peut méditer qu’un instant à la fois. Comment le pourrais-je pendant quarante cinq minutes ? Chaque instant est bien suffisant. Parfois la méditation est lourde et fatigante parce que nous nous efforçons de méditer pendant quarante cinq minutes ! Il est donc important, dans notre pratique, de réaliser ce fait, pour ne pas inscrire notre session assise dans la durée. Sinon, cela revient à conserver constamment un filtre à l’esprit qui s’interpose entre nous, notre conscience, notre présence et l’expérience elle-même. Résultat : au lieu d’être dans l’expérience, nous sommes dans le filtre.

Nous contemplons un concept, la notion de temps et de durée. Cela peut être une cause de fatigue, de frustration.

Tant que nous vivons dans la durée, la plénitude est impossible, car la durée est une fragmentation. Schématiquement, caricaturalement même, si je vis dans la durée, il y a une partie de moi au passé, une partie de moi au présent et une partie au futur. Le moi est fragmenté. Comment pourrais-je alors faire l’expérience de la plénitude, les parties au passé et au futur étant, qui plus est, imaginaires ? Comme il est constamment dit dans les traditions mystiques et yoguiques, l’accès à la plénitude demande de se dépouiller de la notion du temps. C’est une évidence. Comment pourrait-on être présent au passé, au futur ? Une plénitude au passé ou au futur n’est que fiction.

Je voudrais maintenant revenir sur la phrase de Maurice Blanchot " le passé n’a jamais existé ", non pour lui donner un sens particulier, mais pour me questionner. Ce qui est passé pour moi - l’expérience de bouger ma main que j’ai faite ce matin par exemple, ou une expérience pendant la méditation que j’amène maintenant à mon esprit en tant que mémoire, n’est pas l’expérience elle-même mais seulement un concept, une image. Or, ce concept, cette image, n’a jamais existé autrement que dans l’ordre de l’image, du concept. Le passé n’est donc jamais autre chose qu’une image, un concept de l’imaginaire. Si le passé était quelque chose de réel, il ne serait pas possible de le conserver. Est-ce clair ? En d’autres termes : ce que j’appelle passé n’est qu’une image de quelque chose qui ne peut être conservé puisque cette chose est de l’ordre de l’expérience pure. C’est donc bien l’image - la conceptualisation de l’expérience pure - que maintenant j’appelle passé ; et pour que l’image soit disponible maintenant, il a fallu au moment de l’expérience que l’image, le concept soit formé car, lui, peut-être mémorisé et conservé.

Par conséquent, ce que nous appelons passé - ce que nous appelons futur - n’est jamais réel, n’est jamais une expérience, n’est que de l’ordre du pur imaginaire. Quand nous parlons du passé ou du futur, nécessairement, nous parlons de l’imaginaire et non des expériences réelles. Cela signifie qu’entre ce matin et il y a quatre mille ans, pas la moindre durée réelle n’existe, pas la moindre " distance ".

Elle est fictive. Il n’y a en réalité aucune durée entre les deux, mais nous avons le pouvoir d’en créer la fiction.

Dans notre pratique, il est important de reconnaître quand nous inscrivons notre méditation dans la durée. Le faire signifie clairement que nous passons dans l’ordre conceptuel et que nous ne sommes plus dans l’intimité de l’expérience même. Un chorégraphe français disait : " on peut penser le corps, mais il faut le penser pesant ". C’est une façon un peu paradoxale de s’exprimer pour dire que l’expérience du corps n’est pas une pensée. En le pensant pesant, ce qui a du poids n’est pas la pensée, mais l’expérience du corps elle-même. Et, à ce moment, nous ne sommes plus dans la pensée, mais dans l’expérience, qu’elle soit auditive, émotionnelle, tactile ou de tout autre nature. Revenir à l’expérience. Sans la juger. Sans l’évaluer. Sans vouloir la transformer. Sinon, de nouveau, nous glissons dans l’imaginaire, beaucoup plus superficiel, manquant d’intimité. Et, toujours, dans l’imaginaire, il y a quelque chose de l’ordre du manque.

Il me semble donc essentiel de bien voir comment intervient la notion du temps dans la méditation, car elle constitue peut-être le préjugé le plus important que la force de l’habitude nous fait introduire dans la pratique - ce qui nous complique la tâche en rendant la méditation difficile, fatigante, longue.

Et nous avons bien compris que la notion du temps n’est pas nécessairement reliée aux termes relatifs du temps : matin, soir, hier, demain, passé, futur.... mais à tout mouvement qui vise autre chose que ce qui est, dans le présent. Dès que l’on vise autre chose, dès qu’un objectif intervient, elle est introduite. Il ne peut y avoir d’objectif sans la notion de durée. Dès qu’un objectif de transformation, d’amélioration existe, immédiatement nous sommes dans la durée.

Essayez donc d’être conscients de ces notions. Lorsque nous prenons conscience de l’objectif, du souhait que nous pouvons avoir, lorsque nous le reconnaissons, il est alors possible de ne plus y adhérer. A ce moment, la pratique se simplifie car nous sommes en relation avec ce qui se passe maintenant. Le présent n’est jamais fatiguant. C’est vouloir le transformer qui nous épuise.

Évidemment, la notion d’objectif, de transformation est fortement ancrée en nous. Nous l’utilisons presque constamment dans la vie quotidienne. Nous sommes rémunérés pour obtenir des résultats, pour réaliser des objectifs... Et tout d’un coup, dans la pratique méditative notre attitude est complètement différente, non plus de l’ordre de la transformation, du devenir, mais de l’ordre de l’être. Cela demande une autre sensibilité.

Je voudrais terminer par une anecdote. Aux Etats-Unis, j’ai eu en entretien un jeune homme qui m’a dit : " Lundi, je dois voir le patron de l’entreprise pour laquelle je travaille. A ce moment là, je dois présenter mes objectifs. Pas des objectifs techniques particuliers, des objectifs de développement pour passer à un échelon supérieur. Il faut que je fasse un projet pour toute l’année. " Venant de passer une semaine à essayer d’être dans le présent, il se demandait : Comment vais-je pouvoir parler à mon patron en adhérant à la nécessité de m’efforcer constamment de monter, alors que j’essaye en fait de m’arrêter pour être dans le présent ?

Évidemment, j’ai bien compati à son problème. Heureux de ne pas avoir de patron à qui rendre des comptes et qui me demanderait des projets pour toute l’année ! Cette anecdote a pour simple but de mettre en évidence que nous utilisons constamment les notions de temps et d’objectif pour fonctionner. Dans la méditation, nous développons la qualité d’être et non le devenir. Il s’agit donc de ne plus adhérer aux modèles du devenir. Et ce n’est pas une question de décision, car les habitudes surgissent avec beaucoup de force. Constamment, nous allons nous surprendre à essayer d’améliorer notre méditation. Ce n’est pas un problème si nous ne croyons pas que ce soit ce qu’il faut faire. Si nous réalisons que ce n’est pas le bon moyen, nous pouvons laisser tomber cette attitude lorsque nous en prenons conscience et rester dans l’expérience telle qu’elle se présente. Mais, pour cela, il faut avoir bien compris que la transformation n’est pas le processus méditatif. Sinon, nous allons adhérer à l’idée de transformer et continuer d’agir ainsi.

Je souhaitais vous transmettre aujourd’hui ces quelques réflexions sur l’intervention de la notion de temps, parce qu’elles me semblent très importante dans la pratique méditative. Aussi, pour alléger vos quarante cinq minutes d’assise, afin que la durée disparaissant, il n’y ait qu’un seul instant à la fois.

Ce texte constitue la deuxième partie d’une enseignement donné par Charles Genoud au Forum 104 en Juin 2003. Evelyne Boutron a assuré la transcription du texte et Gilbert Gauché la traduit dans sa forme actuelle. Merci infiniment à tous les deux pour ce travail considérable.

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