Religion, amour et compassion, par le Dalaï Lama

Compagnon

« On peut se passer de religion, mais pas d’amour ni de compassion », dit le Dalaï-Lama

Sa Sainteté le XIV° Dalaï-Lama est l’incarnation du bodhisattva de la compassion Avalokiteshvara, ou Chenrezi en tibétain, "Le Seigneur qui embrasse du regard"

Par Sofia Stril-Rever

Quand Siddharta paraît se détourner de la souffrance, il se détourne en fait d’une illusion.

Dans le livre, « Sur les traces de Siddharta », maître Thich Nhat Hanh a reconstitué la vie du Bouddha. Il présente le jeune prince Siddharta comme très uni à son épouse, Yasodhara qui, selon maître Thich Nhat Hanh, « discutait souvent avec Siddharta des moyens de soulager les tourments des plus pauvres. Elle sollicitait les conseils de son mari pour ses projets d’aide sociale ». Dans le couple princier, Yasodhara incarne l’amour et la compassion qui s’efforcent de vaincre la souffrance en la soulageant immédiatement, lorsqu’elle se manifeste. Alors que Siddharta développe une compassion plus profonde visant à nous libérer non seulement de la souffrance actuelle, mais aussi des causes de cette souffrance : « Conscient de l’importance du travail de Yasodhara, Siddharta pensait que cette seule voie n’arriverait néanmoins jamais à apporter la paix. Les gens étaient non seulement pris au piège de leurs maladies ou de l’injustice sociale mais aussi prisonniers des afflictions et des passions qu’ils avaient eux-mêmes créées dans leurs cœurs. »

Et plutôt que de s’engager dans une œuvre sociale immédiate aux côtés de Yasodhara, Siddharta préférera quitter son épouse et le palais de son père, agissant ainsi pour le bien de tous les êtres, à la recherche de la vérité qui représente la délivrance ultime de la souffrance. Dans cette reconstitution de la vie du futur Bouddha, le message de maître Thich Nhat Hanh est clair : c’est la vérité qui libère et non la nourriture donnée à celui qui a faim, ou les soins aux malades, ou le vêtement à celui qui a froid. Car la vérité traite les causes de la souffrance, pas seulement ses symptômes.

On saisit la distance avec le message évangélique. Jésus se penche concrètement vers la souffrance humaine, il nourrit les affamés, guérit les malades, rend la vue aux aveugles, console ceux qui pleurent. Alors que Siddharta paraît se détourner de la souffrance des hommes en choisissant la solitude de l’ascèse puis de la voie méditative. Quand il paraît se détourner de la souffrance, il se détourne en fait d’une illusion. L’illusion que l’existence dans le samsara pourrait être exempte de souffrance, que la souffrance pourrait être évitée. Mais Siddharta prend la décision de se retirer du monde après avoir compris la réalité inéluctable de la souffrance qui est la nature même du cycle des existences. Loin de se couper de la souffrance, il s’immerge en fait totalement dans la réalité de cette souffrance. Il s’engage dans une quête de la vérité où il est foncièrement solidaire de tous ceux qui souffrent. En s’éveillant, il s’éveille pour tous. L’acte d’Éveil est devenu possible parce qu’il est accompli pour le bien de tous les êtres. Siddharta est devenu le Bouddha lorsqu’il a été capable de réaliser le bien de tous les êtres. Or réaliser le bien de tous les êtres implique d’avoir levé le voile du concept qui sépare, qui oppose et discrimine, pour accéder à des états de conscience non-duels. Amour se dit en sanskrit maitri, or étymologiquement, maitri signifie "devenir un, s’unir". Et dans l’acte d’Eveil, par la compréhension de la vacuité, le Bouddha a réalisé le lien universel qui l’unit à tous les êtres, à toutes les formes de vie, sans distinction d’un soi existant séparément de tout autre.

Tel est l’amour de l’Eveillé qui libère de la souffrance et de ses causes et qui inspire la « grande compassion », la compassion active et sans limite du bodhisattva exprimée par cette prière du Dalaï-Lama : « Aussi longtemps que durera l’espace, Aussi longtemps que dureront les êtres sensibles, Puissé-je moi aussi demeurer Afin de dissiper les souffrances du monde ! »

« On peut se passer de religion, pas d’amour ni de compassion »

Au nom d’une compassion qui s’efforce de soulager les symptômes de la souffrance accompagnant inévitablement l’existence samsarique, on a mal compris ce qu’aimer sur la voie du Bouddha signifie réellement. Les propos du pape Jean-Paul II, dans l’encyclique « Entrez dans l’espérance », ou ceux par exemple du philosophe André Comte-Sponville privilégiant la charité de l’Occident chrétien par rapport à la compassion de l’Orient bouddhiste, illustrent les malentendus naissant d’une interprétation du bouddhisme à partir de références philosophiques qui lui sont étrangères. Dans « Le moine et le philosophe », Matthieu Ricard cite le pape décrivant le nirvana comme « une indifférence totale envers le monde ». Or, précise Matthieu, « le nirvana est l’opposé même de l’indifférence envers le monde. Il est compassion et amour infinis envers la totalité des êtres. Une compassion d’autant plus puissante qu’elle naît de la sagesse – de la compréhension que chacun possède intrinsèquement la nature de Bouddha. »

Et à propos de la compassion, Matthieu Ricard rappelle la nécessité de comprendre de l’intérieur les notions du bouddhisme : « Le mot compassion en Occident évoque parfois une notion de pitié condescendante, de commisération qui suppose une distance par rapport à celui qui souffre. Or en tibétain, nyingjé que l’on traduit par compassion signifie « le seigneur du cœur », c’est à dire celui qui doit régner sur nos pensées. La compassion, selon le bouddhisme, est le désir de remédier à toute forme de souffrance et surtout à ses causes – l’ignorance, la haine, la convoitise, etc. Cette compassion se réfère donc d’une part aux êtres qui souffrent, d’autre part à la connaissance. »

Amour et compassion sont, selon Matthieu, la racine du bouddhisme, l’un des principaux objets de méditation sur la voie du Bouddha : « L’amour est le complément nécessaire de la compassion. La compassion ne peut vivre et encore moins se développer sans l’amour, défini comme le souhait que tous les êtres trouvent le bonheur et les causes du bonheur. Par amour, ici, on entend un amour sans condition, total, pour tous les êtres sans distinction. Dans l’histoire du Tibet, il existe de nombreuses personnes qui, inspirées par cet idéal, ont fait don de leur vie pour sauver celle d’autrui. Mais l’amour et la compassion bouddhistes sont indissociables de la sagesse, c’est à dire la connaissance de la vraie nature des choses. C’est cette sagesse, cette intelligence qui donnent toute sa force à la compassion. »

Matthieu Ricard, qui est devenu pour ainsi dire un passeur entre le bouddhisme et nous, car il vit de l’intérieur les valeurs de cette religion tout en étant un occidental, est particulièrement à même de nous éclairer sur l’amour et la compassion vécues dans le bouddhisme. A Shechen, son monastère, sont transmis des enseignements parmi les plus élevés du bouddhisme, tandis qu’amour et compassion s’expriment très concrètement dans la construction d’une clinique, ouverte aux portes du monastère à tous ceux qui ont besoin de soins. Et à Bodhgaya, lieu sacré de l’Eveil, sous l’autorité spirituelle de Rabjam Rinpoche, Matthieu participe à la création d’une clinique mobile qui pourra secourir les plus démunis.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama a d’ailleurs vivement engagé les monastères tibétains à construire des écoles, des dispensaires et des cliniques destinés à tous. Les cliniques de Shechen ou de Bodhgaya sont une manière d’illustrer dans les actes l’essence même du message du Dalaï-Lama rappelant souvent qu’on peut se passer de religion, mais certainement pas de compassion, ni d’amour.

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