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La constitution d'un clergé laïc par la Société Chan Moderne

Publié : 12 février 2018, 14:53
par AncestraL
La constitution d'un clergé laïc par la Société Chan Moderne
Logiques dans le champ moderne du bouddhisme chinois
Zhe Ji

http://journals.openedition.org/perspec ... noises/742

Résumé
Créée en 1989 à Taiwan, la Société Chan Moderne est une communauté de bouddhistes laïcs qui remet en question les privilèges religieux des moines et soutient l’idée d’une égalité entre moines et croyants laïcs. Elle s’est donnée une autorité indépendante des monastères pour la gestion des biens de salut et a constitué ainsi son propre clergé. A travers l’histoire de la Société Chan Moderne, cet article analyse certaines logiques à l’œuvre dans le champ du bouddhisme chinois : le rôle du prophète dans le jeu du pouvoir symbolique, les conditions de l’émergence d’un prophète, la légitimation d’une réforme religieuse dans la modernité, et le paradoxe de l’institutionnalisation.

Plan
Li Yuansong, fondateur de la Société Chan Moderne, un prophète exemplaire
Les critiques de Li Yuansong à l’égard du bouddhisme traditionnel
La doctrine du Chan Moderne
Le groupement de la Société Chan Moderne : la création d’un Sangha laïc
Sangha de bodhisattvas : identité idéale de la Société Chan Moderne
La structure du clergé de la Société Chan Moderne
Le développement de l’organisation
La « retraite » de la Société Chan Moderne
Logiques du champ moderne du bouddhisme chinois
Un clergé de bouddhistes laïcs ne peut exister sans prophète doué de la vertu de sainteté
Dans le bouddhisme chinois, le Chan est une école favorable à l’émergence d’un prophète
Les valeurs séculières modernes peuvent légitimer la nouveauté religieuse
La nouvelle communauté religieuse face au paradoxe de l’institutionnalisation



1L’un des phénomènes les plus remarquables dans l’histoire moderne du bouddhisme chinois est l'émergence du bouddhisme laïc ( jushi fojiao)1. Les croyants laïcs ont toujours été économiquement et politiquement indispensables au bouddhisme, mais depuis la fin du XIXe siècle, dans le contexte de la modernisation, les conditions, les formes et les effets de la pratique des bouddhistes laïcs en communauté ont beaucoup évolué. Premièrement, les élites bouddhistes laïques et certains intellectuels non bouddhistes confrontés aux philosophies et aux courants de la pensée sociale occidentale, et influencés par la recherche historique positiviste, ont créé un nouvel espace de discours : la bouddhologie ( foxue) dans laquelle ils occupent une place prépondérante2. Autrement dit, la connaissance intellectuelle du bouddhisme, dominée par les laïcs, se différencie de la connaissance bouddhique en tant que système autosuffisant de valeurs et de techniques de délivrance.

2Deuxièmement, les bouddhistes laïcs s’organisent d’une nouvelle façon. Ils créent des associations et des écoles, recrutent des disciples ou des élèves, publient des livres et donnent des conférences. Auparavant, ces formes d’activité qui existaient déjà, n’étaient pas si systématiquement organisées en dehors du cadre monastique3. En fait, au début du XXe siècle en Chine, la renaissance du bouddhisme – si l’on peut en parler ainsi – a été impulsée par les bouddhistes laïcs plutôt que par les moines.

3L’impact de ces deux nouveautés est considérable ; la controverse qu’elles ont suscitée entre moines et laïcs se poursuit jusqu’à aujourd’hui4. La bouddhologie est reconnue comme une discipline propre, grâce à l’implantation et à l’expansion dans le monde chinois de l’institution universitaire de type occidental, même si la relation entre les bouddhologues et le bouddhisme n’est pas sans ambiguïté5. En revanche, l’organisation des bouddhistes laïcs n’a pas connu le même succès, malgré son essor dans la première moitié du XXe siècle. En effet, pour mieux contrôler les activités religieuses, le Parti communiste chinois comme le gouvernement nationaliste du Kuomintang (KMT), exilé à Taiwan depuis 1949, ont tous deux favorisé le monopole de l’institution bouddhique officielle et réprimé les groupements religieux non officiels6.

4La situation a changé dans les années 1980. Avec les transformations économiques, sociales et politiques, le bouddhisme laïc a repris de la vigueur dans le monde chinois. Surtout à Taiwan où, grâce à la démocratisation et à l’établissement de la liberté d’association en 1989, le bouddhisme est entré dans une nouvelle époque de différenciation et de pluralisme7. De nouveaux groupes de bouddhistes laïcs ont émergé et leurs activités ont pris des formes très diverses8.

5Parmi ces groupes, la Société Chan Moderne ( Xiandaichan) est un cas remarquable. Créée par Li Yuansong ( 1957-2003) à la fin des années 1980, la quasi-totalité de ses membres sont des laïcs. Mais contrairement à d’autres groupes de bouddhistes laïcs soumis à l’autorité des moines, elle a remis en question le privilège religieux de ceux-ci et a insisté sur l’idée d’égalité entre moines et croyants laïcs. La Société Chan Moderne s’est donnée une autorité indépendante des monastères dans la gestion des biens de salut, pour créer, justifier et transmettre les techniques de délivrance. Ainsi, la relation entre ce groupe de laïcs et les monastères – institutions bouddhiques traditionnelles – a été plutôt une relation de concurrence ou de substitution qu’une relation hiérarchique ou de complémentarité.

6Avant son décès en 2003, Li Yuansong a dissous la Société Chan Moderne qu’il avait lui-même établie et renommé son groupe « Communauté à la dévotion du Bouddha Amitabha » ( mituo gongxiuhui) dont il a confié la direction à un moine de l’école de la Terre Pure ( jingtu zong). Depuis, la Société Chan Moderne à proprement parler n’existe plus. Mais ce groupe, en tant que première communauté autonome de bouddhistes laïcs dotée de son propre clergé, a laissé une marque significative dans l’histoire du bouddhisme chinois. Cet article n’a pas pour objet d’analyser tous les aspects historiques et religieux de ce mouvement9, mais reconstituera brièvement les premières étapes de sa construction et identifiera quelques logiques fondamentales à l’œuvre dans le champ du bouddhisme moderne.

Li Yuansong, fondateur de la Société Chan Moderne, un prophète exemplaire
7Comme beaucoup de nouveaux groupes religieux, la Société Chan Moderne a été initiée par un prophète exemplaire au sens wébérien du terme10 : Li Yuansong. Né en 1957 à Shiting près de Taipei, il est fils de mineur. La pauvreté de sa famille l’oblige à arrêter ses études après l’école primaire, et il aide ses parents en vendant des fruits. Sous l’influence de sa mère, à l’âge de 13 ans, Li Yuansong se convertit à Yiguandao – un culte populaire qui, selon sa propre définition, unit tous les éléments religieux chinois « sur un seul fil ». Il reste adepte de cette religion pendant neuf ans. Il est un jeune garçon très doué : 17 jours seulement après sa conversion à Yiguandao, il devient un petit « maître » ( jiangshi). Pour accomplir sa tâche d’enseignement, il lit des classiques traditionnels et acquiert ainsi ses premières connaissances des pensées taoïste, bouddhique et confucéenne. Puis, au contact d’étudiants, il commence à lire des ouvrages de sciences humaines, tels que des essais de psychologie. Au début des années 1980, il se convertit au bouddhisme auprès du maître Wuguang , moine de l’école ésotérique. Par la suite, il fait la connaissance de Hongyin , moine bouddhiste et disciple du grand maître Yinshun (WW, 1906-2005). Li Yuansong lit alors les œuvres de Yinshun ; il s’y plonge pendant cinq ans, et lit aussi beaucoup d’autres classiques bouddhiques.

8En 1988, Li Yuansong cesse d’être un bouddhiste ordinaire. Au printemps de cette année, il a sa propre illumination. Cet événement lui confère le charisme indispensable à un saint bouddhiste et à un fondateur de secte.

9Le récit autographique du réveil de Li Yuansong diffère peu de ceux des autres maîtres Chan dans l’histoire11 : après une recherche persévérante de la vérité et une longue méditation, il atteint soudainement l’éveil grâce à un événement qui se produit par hasard. Selon lui et d’autres auteurs, il a déjà atteint un certain degré de maturité en 1983, mais il sent que sa connaissance intellectuelle n’a pas la capacité de « faire disparaître les soucis de la vie et de la mort qui existent au fond de son cœur ». A partir de 1986, il se consacre à la pratique de la méditation Chan avec acharnement. Malgré un travail à temps plein, il pratique tous les jours un minimum de huit heures de méditation assise, pendant trois ans. Durant cette période, il a des dizaines de petites et grandes illuminations. En février 1988, il se pose une série de questions fondamentales : la doctrine du « co-surgissement conditionné et du non-moi » ( yuanqi wuwo) est-elle vraiment une vérité ? Qui peut en apporter la preuve ? etc. Il médite sur ces questions pendant onze jours. Soudain, en pleine méditation, un coup de tambour parvient à ses oreilles. Grâce à ce « pan », tous ses doutes disparaissent et il a finalement « le cœur en paix ».

10Peu après son illumination décisive, Li Yuansong se met à montrer aux autres la voie de la délivrance. En mars 1988, il commence à enseigner le Chan dans un centre de culture bouddhique et chez un de ses amis à Taipei. Dans ces cours, il rencontre ses premiers auxiliaires, dont certains deviendront les premiers clercs de la Société Chan Moderne. Il publie un premier livre, basé sur ses cours, Parler du Chan Moderne avec les hommes modernes12 qui remporte un grand succès. En avril 1989, Li Yuansong, ses amis et disciples créent la Société Chan Moderne.

Les critiques de Li Yuansong à l’égard du bouddhisme traditionnel
11Dès le départ, la démarche de Li Yuansong est une tentative de réforme radicale du bouddhisme. En décembre 1988, il publie un article intitulé « De quel bouddhisme a-t-on besoin ? »13. Selon lui, le bouddhisme contemporain doit être indulgent, sans esprit de clan, et doit attacher de l’importance à la méditation. Il sous-entend que le bouddhisme traditionnel à Taiwan était jusque-là impitoyable, sectaire et sans vraie pratique. Lors d’une conférence, Li Yuansong déclare que la Société Chan Moderne a pour but de faire renaître le Chan des dynasties Tang et Song, que le problème du bouddhisme à Taiwan est que « le Chan existe, mais sans maître ».

12Dans un entretien avec le philosophe Yang Hui-nan en 199814, Li Yuansong explique les raisons de la création du Chan Moderne. D’après lui, les temps ont changé et le Chan doit s’adapter à la vie moderne et valoriser l’éthique dans ce monde-ci. Malheureusement, le bouddhisme traditionnel n’arrive pas à satisfaire les besoins des individus modernes et certains bouddhistes se limitent à faire du Chan un sujet de conversation.

13En mai 1993, lors d’une conférence aux cadres de la Société Chan Moderne intitulée « Pourquoi je propose le Chan Moderne et l’orientation future de la Société Chan Moderne »15, Li Yuansong fait une critique plus directe et systématique du bouddhisme traditionnel. Selon lui, le bouddhisme à Taiwan décline pour deux raisons : l’une liée aux personnes, l’autre au Dharma16. Pour lui, certains instructeurs bouddhistes ont un esprit dépravé. Quant au Dharma, il fait état de trois problèmes : premièrement, les idées essentielles du bouddhisme ne sont pas bien comprises par les croyants. Sans compréhension de ces idées, même les œuvres charitables au nom du bouddhisme ne peuvent être du bouddhisme véritable. Deuxièmement, presque personne ne pratique la voie de la délivrance, personne n’est capable d’exposer clairement la méthode systématique de la délivrance du bouddhisme. Troisièmement, le bouddhisme traditionnel continue à suivre des règles dépassées, ses notions et sa vision de la vie sont incompatibles avec l’esprit de notre époque. C’est pourquoi ceux qui ont envie de pratiquer le bouddhisme se retrouvent souvent perplexes ou face à un dilemme. Surtout, le bouddhisme traditionnel n’est pas assez en phase avec l’esprit de l’époque qui se caractérise par « la rationalité, l’humanité et l’ouverture ».

La doctrine du Chan Moderne
14Tout en critiquant le bouddhisme traditionnel, Li Yuansong et ses disciples élaborent leur propre doctrine qui devient de plus en plus sophistiquée et systématisée. Début 1992, la Société Chan Moderne rend publique les « Dix Insistances de la Société Chan Moderne du Bouddhisme»17 comme un appel en faveur de la réforme. Les idées principales de cette déclaration sont les suivantes :

151. La passion sensuelle et le désir doivent être orientés plutôt que réprimés.

162. L’esprit scientifique et humanitaire doit devenir la base de la vie religieuse du bouddhiste. Il faut problématiser les doctrines du bouddhisme traditionnel qui s’opposent à l’esprit moderne.

173. Pour celui qui veut suivre « la voie de bodhisattva »18, il faut qu’il prenne d’abord à cœur la vie de ses proches. Il ne faut pas abandonner ses responsabilités et ses devoirs laïcs pour pratiquer le bouddhisme.

184. Pour les bouddhistes, le plus important est le Dharma mais pas la discipline monastique. Le Dharma est la vérité éternelle. En revanche, les règles monastiques ont été élaborées il y a plus de deux mille ans et sont devenues inacceptables pour la plupart des gens aujourd’hui.

195. L’illumination est difficile à atteindre, mais elle n’est pas impossible. Chacun a la possibilité de se délivrer au cours de sa vie.

206. Comme religion de la sagesse, le bouddhisme doit mettre l’accent sur la sagesse du salut (Prajnaparamita) plutôt que sur les forces surnaturelles et les œuvres de charité.

217. Le bouddhisme doit faire grand cas de l’enseignement. Il ne faut pas dépenser la plupart des ressources pour construire de grands monastères.

228. Chaque bouddhiste a le droit de représenter « les trois trésors » du bouddhisme19 à condition de vivre selon le Dharma et d’avoir sagesse et compassion.

239. Un bouddhiste doit avoir la foi en sa croyance, mais il peut aussi reconnaître d’autres religions comme des voies de vérité.

2410. La Société Chan Moderne est une organisation qui a sa propre généalogie, ses propres règles de discipline et ses propres institutions.

25En 1992, Li Yuansong résume la différence entre le Chan Moderne et le bouddhisme traditionnel en neuf points qu’il nomme « Styles de la Société Chan Moderne »20 lors de la publication de ses œuvres en Chine continentale en 1996. En voici un résumé :

261. Nous insistons sur le principe d'empirisme. Bien que la science ne soit pas toute-puissante, nous croyons que l'esprit scientifique rationnel peut aider les bouddhistes à éviter la superstition et l'obéissance aveugle à l'autorité.

272. Ce sont l'ignorance et la conception de l'existence inhérente du « moi », mais pas la passion sensuelle et le désir qui constituent des obstacles sur le chemin de la délivrance.

283. Il ne faut pas abandonner les responsabilités et les devoirs humains laïcs pour des idéaux religieux individuels.

294. L’esprit chevaleresque (WWWW, xiayi jingshen) est la base de toutes les vertus.

305. La Société Chan Moderne estime que les anciennes disciplines monastiques issues de l'Inde établies voilà 2 000 ans ne sont pas conformes à l'esprit de la voie de bodhisattva du Grand Véhicule (Mahayana). Elles sont non seulement impossibles à respecter dans la vie moderne, mais aussi en contradiction avec les principes de la sagesse du salut. Nous soutenons seulement les principes moraux et nous obéissons aux lois.

316. La méthode principale du Chan Moderne est de vivre le moment présent avec l’ensemble des forces de l'univers. Les méthodes traditionnelles du Chan ne sont pas toutes efficaces dans la vie moderne.

327. L'illumination n'est pas si difficile à atteindre, même si les capacités de chaque bouddhiste diffèrent. Ceux qui sont doués peuvent aboutir à l’éveil soudainement et directement.

338. Nous unifions et intégrons les enseignements et les pratiques du Grand Véhicule, du Petit Véhicule (Hinayana), et de l’école ésotérique.

349. Le vrai Sangha est composé de croyants vertueux. Les laïcs peuvent être bodhisattvas comme les moines. La tradition selon laquelle les moines sont supérieurs aux laïcs, qui existe depuis 2 000 ans, n’est pas fondée.

35Dans son discours d’inauguration de la « Fondation de la culture et de l’éducation du Chan Moderne » en 1993, Li Yuansong reformule les caractéristiques distinguant la Société Chan Moderne. Elles sont pour l’essentiel identiques à ces neuf points. Cependant, Li Yuansong souligne que si l’on veut se délivrer, il faut d’abord se construire comme un « homme moderne ». Pour lui, l’homme moderne se caractérise par une foi rationnelle, une attitude scientifique, une opinion favorable à la démocratie et à l’égalité, ainsi qu’une culture générale universitaire moderne.

36En outre, Li Yuansong élabore une série de méthodes pour pratiquer le bouddhisme, divisées en deux ensembles : les unes sont destinées à ceux qui lui accordent une grande confiance, les autres à tous les bouddhistes qui s’intéressent au Chan Moderne. Ces méthodes regroupent des pratiques divisées en treize étapes21. Ceux qui peuvent parvenir à la treizième étape éprouveraient l’esprit de bodhisattva et jouiraient de la liberté absolue.

Le groupement de la Société Chan Moderne : la création d’un Sangha laïc
Sangha de bodhisattvas : identité idéale de la Société Chan Moderne
37En avril 1989, Li Yuansong rédige les « Règlements de l’école de la Société Chan Moderne » qui constitue la « loi fondamentale » de son groupe22. Ces règlements ont été révisés plusieurs fois, mais l’idéal de Li Yuansong n’a jamais changé. Il consiste à construire « un Sangha de bodhisattvas organisé, institutionnalisé et parlementaire ».

38Le terme « Sangha de bodhisattvas » ( pusa sengtuan) est issu du Mahaprajnaparamita sastra (Essais sur le passage de la grande sagesse) de Nagarjuna, un philosophe bouddhiste indien qui vécut entre les IIe et IIIe siècles. Selon Nagarjuna23, il existe deux sortes de Sangha. L’un est composé de bouddhistes qui se comportent comme des moines et qui apprennent le Petit Véhicule. Ses membres sont les moines sravaka ( shengwen seng). L’autre est composé de bouddhistes laïcs qui apprennent le Grand Véhicule ; ses membres sont des moines bodhisattvas ( pusa seng). Cette classification n’est pas universellement acceptée par les bouddhistes chinois, et différentes opinions peuvent être trouvées dans les classiques bouddhiques sur la question. En réalité, les bouddhistes laïcs n’ont jamais été reconnus comme membres du Sangha même si certains laïcs ont été respectés pour leur grandeur. Le Sangha de bodhisattvas n’a jamais existé dans l’histoire chinoise24. Mais l’essentiel pour la Société Chan Moderne était de trouver dans le passé une source qui puisse légitimer la création d’un Sangha laïc.

39Dans l’« Avant-propos aux “Règlements de l’école de la Société Chan Moderne” », Li Yuansong lie la notion de Sangha de bodhisattvas au bouddhisme laïc apparu à l’époque moderne25 : « La constitution d'un Sangha de bodhisattvas a été un idéal du bouddhisme du Grand Véhicule depuis son origine, maintes fois mentionné dans les classiques. Il y a mille sept cents ans déjà, le bodhisattva Nagarjuna a eu envie de mettre en œuvre cette aspiration, mais malheureusement son grand dessein ne s’est jamais réalisé, car les écoles traditionnelles étaient à l'époque toujours dominantes en Inde. [...] Au cours de ces derniers siècles, en raison des progrès de la civilisation et de la croissance des connaissances humaines, les études scientifiques du bouddhisme et de la bouddhologie sont apparues d’abord en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Par la suite, en Chine, des savants de l’époque républicaine comme Yang Renshan et Ouyang Jingwu ont préconisé le bouddhisme de laïcs. Ensuite, le grand maître contemporain Yinshun a encouragé et soutenu dans son Miaoyunji 26 la théorie du Sangha de bodhisattvas. […] Influencé par tout cela et après une longue recherche sur le chemin bouddhique, l'idée de réformer le bouddhisme et de reprendre le projet non réalisé de Nagarjuna, m’est naturellement venue à l’esprit. Il s’agit d’établir un autre type de Sangha, composé de bodhisattvas, en plus du Sangha monastique de sravakas. Ce sera une communauté bouddhiste qui ne fera aucune distinction entre laïcs et moines. Parce que nous ne définissons pas le Sangha selon l’apparence extérieure. Notre objectif est de propager les idées de Sagesse, de Vide, de Nirvana, ainsi que l'expérience bouddhique concernant la cessation de la souffrance dans la société moderne ».

40La traduction chinoise de Sangha est sengqie ou sengtuan, soit « groupe des moines ». Dans le bouddhisme chinois, le terme Sangha est analogue à la notion de « clergé ». Normalement, le Sangha ne se compose que de moines, les croyants laïcs ne peuvent en faire partie. Ainsi pour la première fois dans l’histoire du bouddhisme chinois, un groupe des croyants laïcs déclare qu’il va construire son propre « groupe de moines », son propre clergé.

La structure du clergé de la Société Chan Moderne
41Un prophète seul ne fait pas un clergé. Construire un clergé signifie que le prophète et ses disciples doivent se transformer en prêtres ou clercs qui conservent, gèrent, et distribuent des biens de salut27. Dans une perspective sociologique, le clergé est un groupe privilégié et hiérarchisé, un corps sacerdotal spécialement organisé pour une fonction religieuse28. Les clercs sont privilégiés par rapport aux fidèles ordinaires, puisqu’ils monopolisent – d’une façon symboliquement légitimée – le droit d’interpréter la méthode du salut et de présider les rituels sacrés. En même temps, les membres du clergé sont organisés dans un cadre hiérarchique officiel. Grâce à cette organisation, les membres du clergé peuvent être mobilisés de haut en bas et l’autorité des clercs supérieurs est conservée. Les clercs inférieurs se voient accorder une promesse de promotion. La Société Chan Moderne ne faisait pas exception dans ce domaine.

42Les gens qui adhéraient à la Société Chan Moderne et suivaient simplement ses cours pouvaient être considérés comme des laïcs à proprement parler. Le nombre des adeptes de ce genre était d’environ douze mille en 1994. Si certains d’entre eux décidaient de s’attacher officiellement à la Société Chan Moderne, ils étaient obligés d’obtenir une recommandation de leur maître et de passer un examen. Si la foi et les compétences des candidats étaient avérés, ils étaient alors autorisés à signer un « Contrat de conversion au maître » ( baishi qiejie shu) et obtenaient un statut officiel dans la communauté. Le nombre de membres officiels de la Société Chan Moderne atteignait 1 000 personnes avant 1994, mais par la suite il resta de l’ordre de 500 à 700 personne. Ces membres qui pouvaient être considérés comme des clercs, étaient classés à l’origine en cinq niveaux : « Vénérable de la transmission du Dharma » ( chuanfa zhanglao), « Instructeur de la transmission du Dharma » ( chuanfa zhidao laoshi), « Instructeur de la méditation » ( zhuqi zhidao laoshi), « Instructeur assistant » ( zhujiao) et « Disciple de maison » ( rushi dizi). Après plusieurs modifications et l’élimination du niveau instructeur assistant, le système final ne comporta plus que quatre niveaux de clercs. Pour chaque niveau, les qualités requises, le processus de nomination, les règles de discipline, les limites du pouvoir, etc. furent clairement précisés.

43Par exemple, seuls les membres des deux premiers niveaux avaient le droit de recruter des disciples. Pour devenir instructeur de la transmission du Dharma, il fallait un certificat conféré par le Vénérable ; il fallait par ailleurs consacrer toute sa vie à la construction du Sangha de bodhisattvas. Seule une dizaine de personnes obtinrent ce titre. Les disciples au niveau le plus bas devaient s’attacher à leur maître. Il leur était interdit de révéler les affaires de la communauté à l’extérieur, de donner une conférence sans l’accord de leur maître ou de recruter des élèves. Li Yuansong était naturellement le Vénérable.

44En corrélation avec la hiérarchie, Li Yuansong avait aussi établi une règle de nomination généalogique, qui s’appelle « Schéma de lignage fondé sur des liens de sang » ( xuemaitu). Ce schéma comprenait 16 caractères (zu, chan, ming, xin, che, jian, fa, xing, bei, yuan, ru, hai, guang, du, you, qing) qui construisaient deux phrases : « Avec la méthode Chan d'illumination de l’esprit comme nos ancêtres, nous cherchons à percevoir pleinement la nature de Dharma. Avec une volonté compatissante aussi vaste que la mer, nous cherchons à sauver tous les êtres sensibles » . Quand un novice adhérait à la communauté, il était baptisé d’un nouveau nom par son maître. Ce nom devait contenir un caractère sélectionné selon l’ordre du schéma. Cette règle de nomination est similaire à celle du clergé monastique.

Le développement de l’organisation
45Au début, les activités principales de la Société Chan Moderne étaient les « cours de Chan ». La Société Chan Moderne n’était alors qu’une petite communauté. Mais elle s’est rapidement développée. En 1990, environ 200 personnes sont membres officiels. Une maison d’édition, un bureau de rédaction de périodiques, et dix maisons de pratique ont été créées. L’organisation devient de plus en plus complexe.

46La première et aussi la plus importante institution de la Société est le « Comité de transmission du Dharma », composé de tous les instructeurs de transmission du Dharma. Malgré la modification des règlements, il reste toujours l’instance la plus haute de la Société. Sa tâche la plus importante est de qualifier les clercs de différents niveaux. Avec l’expansion du clergé, le comité décide en juillet 1990 d’organiser un examen tous les trois mois.

47En 1991, la Société Chan Moderne crée un « comité d’administration » chargé des affaires administratives, des relations publiques et de la communication. Peu après, elle crée une « commission de discipline » en tant que service judiciaire. Enfin, un dispositif de surveillance est aussi mis en place sous la forme d’une « commission de critique ».

48En février 1993, est créée la Fondation de la culture et de l’éducation du Chan Moderne. Son objectif est de « propager d’une façon organisée les idées des sciences humaines ainsi que de populariser systématiquement les méthodes de perfectionnement de la personnalité et de maturation de l’intelligence ». Cette fondation prend aussi en charge l’administration de la Société et la communication avec l’extérieur, qui dépendaient auparavant du comité d’administration. Cette fondation est dotée d’un président du conseil d’administration et comprend plusieurs sections (information, relations publiques, jeunesse, assistance, finances, etc.).

49De 1988 à 1994, la Société Chan Moderne organise de nombreuses activités à Taiwan. Les membres de la Société Chan Moderne ayant le titre d’instructeur de transmission du Dharma donnent des cours et organisent des formations de façon indépendante. Ils établissent même leurs propres courants. L’entreprise du Chan Moderne devient considérable.

La « retraite » de la Société Chan Moderne
50En juin 1994, contre toute attente, la Société Chan Moderne déclare une suspension de ses activités pendant deux ans. La publication de périodiques comme le recrutement de disciples sont provisoirement arrêtés.

51D’après Li Yuansong, l’idéal d’origine de la Société Chan Moderne consistait à former de vrais maîtres Chan, à fonder un clergé pur et fraternel, à propager une vision correcte du bouddhisme et à préconiser la méthode du Chan Moderne. Mais les affaires administratives étaient très complexes et il fut difficile de recruter assez d’assistants compétents. De plus, très peu de personnes voulaient vraiment suivre la voie de Bouddha. La plupart des adhérents n’espéraient que pouvoir réussir dans leur vie, mener une existence paisible et conserver une bonne santé. Dans cette situation, si le groupe avait continué de s’agrandir rapidement, il aurait risqué de perdre sa lucidité, sa capacité d’introspection et sa volonté de réforme. Par conséquent, afin de s’en tenir à ses idéaux, la Société Chan Moderne devait effectuer une « retraite » de deux ans pour se purifier29. En 1996, la Société Chan Moderne décide de prolonger sa retraite pour deux années supplémentaires. En fait, cette retraite se poursuit encore actuellement, même depuis la reconversion de la communauté en école de la Terre Pure en 2003.

Logiques du champ moderne du bouddhisme chinois
52La naissance de la Société Chan Moderne est à lier au contexte de la société taiwanaise. Comme tous les autres phénomènes religieux apparus à la fin des années 1980 à Taiwan, elle répond aux besoins spirituels de la population après le décollage économique et la libéralisation politique30. Mais pour mieux comprendre les discours et les pratiques de la Société Chan Moderne, il est indispensable de les appréhender dans un environnement plus large : l’histoire du bouddhisme chinois, en particulier sous l’angle de la relation entre moines et laïcs.

53Ces dernières années, de plus en plus d’études sont consacrées à l’influence des laïcs sur l’évolution du bouddhisme au XXe siècle. Mais peu d’entre elles touchent au thème de la tension entre moines et laïcs de conviction en matière de pouvoir religieux. En fait, dans la tradition bouddhique, la dualité de la vertu religieuse est très nette. Comme le montre Weber, seuls les moines peuvent être pleinement membres de la communauté bouddhiste à proprement parler, tous les laïcs étant objets, et non sujets, de la religiosité31. Certes, il y a des phénomènes de concurrence et même des conflits entre différents clans de moines, mais par rapport aux bouddhistes laïcs, tous les moines constituent un corps sacerdotal unifié qui s’efforce d’interdire l'entrée sur le marché religieux à toute entreprise autonome de laïcs. Ainsi la « transmission du Dharma » par des laïcs est un tabou dans le bouddhisme chinois.

54A l’époque moderne, dans le cadre de la reconfiguration des religions chinoises, cette tension entre moines et laïcs apparaît d’une façon plus marquée. Pendant des siècles, avant l’avènement de la modernité, le confucianisme était la religion dominante et universelle. Par rapport au confucianisme, le bouddhisme était un culte dont la pratique était un choix individuel. Les élites bouddhistes laïques qui pouvaient avoir la prétention de partager le pourvoir religieux avec les moines appartenaient majoritairement aux élites confucianistes32. Jouissant du pouvoir symbolique dominant dans la société chinoise, elles ne revendiquaient pas ce statut dans le bouddhisme. Mais au XXe siècle, avec la faillite du régime impérial, le confucianisme a perdu son privilège et n’a plus été en mesure d’absorber les élites constituées de bouddhistes laïcs. En même temps, le bouddhisme, le taoïsme et les autres cultes chinois se sont de plus en plus différenciés. L’identité des bouddhistes laïcs est devenue plus marquée. De ce fait, le monopole des moines sur les biens de salut a été beaucoup moins facile à accepter pour les laïcs. Ceux-ci ont ainsi commencé à revendiquer un statut égal et autonome au sein du bouddhisme. La critique rigoureuse conduite par Ouyang Jingwu et publiée en 192733 illustre cette revendication.

55Néanmoins, avant la Société Chan Moderne, aucun clergé laïc n’avait été construit dans le bouddhisme chinois. Bien que la Société ait pris fin en 2003, son expérience est une source d’inspiration pour tous ceux qui s’intéressent aux mutations du bouddhisme. En effet, la volonté des entreprises bouddhiques de laïcs de partager le pouvoir symbolique des moines est inévitable tant qu’existe un déséquilibre dans la distribution du pouvoir entre ces deux parties. L’analyse des conditions d’émergence et des stratégies de la Société Chan Moderne révèle quelques-unes des logiques à l’œuvre dans le champ du bouddhisme contemporain.

Un clergé de bouddhistes laïcs ne peut exister sans prophète doué de la vertu de sainteté
56Dans le bouddhisme, le capital le plus important est la « vertu de sainteté », condition préalable pour obtenir l’autorité religieuse. Aussi, seul un laïc qui possède ce capital, qui a eu une illumination personnelle et détient ainsi une sainteté religieuse – en d’autres termes, il a les qualités d’un prophète exemplaire – est capable de toucher en son cœur l’autorité des moines.

57Un prophète est nécessairement un spécialiste, mais la réciproque n’est pas toujours vraie. Pour être un spécialiste, il suffit d’avoir une connaissance intellectuelle de la religion. Mais un prophète doit posséder également un capital religieux, par exemple l’expérience de l’illumination. C’est ainsi qu’il a l’autorité de gérer les biens de salut. En principe, les spécialistes, par exemple les bouddhologues, n’ont pas le droit de représenter le Bouddha et le Dharma. C’est pourquoi la genèse et le développement de la bouddhologie ne sont pas suffisants pour affecter le statut dominant des moines. Malgré leur érudition et leur revendication d’égalité entre moines et laïcs, les spécialistes laïcs comme Ouyang Jingwu n’ont jamais à proprement parler construit un clergé. Ils ont pu établir des écoles et enseigner à des élèves, mais sans avoir un statut religieux reconnu ; ce qu’ils transmettent est plutôt un savoir que le Dharma. Par contre, Li Yuansong s’est donné la vertu de sainteté avant le lancement de la réforme. En effet, il n’a pu obtenir la légitimité pour promouvoir sa version des techniques de délivrance et pour construire un nouvel ordre de pouvoir qu’après avoir déclaré avoir franchi le seuil de l’illumination bouddhique.

Dans le bouddhisme chinois, le Chan est une école favorable à l’émergence d’un prophète
58Généralement, la vertu de sainteté exige une reconnaissance légitimée par la tradition, elle-même représentée par l’« Eglise ». Il est donc très difficile à un prophète de revendiquer indépendamment un statut. Mais dans le bouddhisme Chan, ce problème devient relativement simple. L’école Chan est à l’origine contre le bouddhisme scolastique. Selon le Chan, le but de la pratique du bouddhisme est d’aboutir, quels qu’en soient les moyens, à l’éveil, c’est-à-dire à retrouver sa propre nature. Cette œuvre peut être accomplie grâce aux efforts de l'individu. Evidemment, cet individualisme subjectif permet à un prophète de se sanctifier en évitant une vérification par l’institution. Par conséquent, les bouddhistes chinois qui présentent des caractères de prophète au XXe siècle se sont souvent rattachés à l’école Chan34, Li Yuansong n’est que l’un d’entre eux.

59Mais dans la pratique, après les dynasties Tang et Song au cours desquelles le Chan a connu son âge d’or, peu de moines de l’école Chan ont été reconnus comme saints de leur vivant. On a l’habitude de reconnaître qu’ils ont accompli une œuvre de sainteté après leur décès. Vu dans une perspective sociologique, c’est plutôt une stratégie du groupe des moines pour maintenir leur ordre dans le champ du bouddhisme. L’illumination ou l’éveil renvoie à une haute qualité de la vertu religieuse. Si la reconnaissance de l’auto-validation de l’illumination n’est pas strictement contrôlée, la prolifération de cette reconnaissance risque de provoquer une inflation de la vertu de sainteté qui détruira l’ordre du marché religieux. Aussi, la déclaration de l’illumination de Li Yuansong et ses affirmations selon lesquelles on peut aboutir à l’éveil au cours de sa vie ont suscité des polémiques dans le milieu des bouddhistes35.

Les valeurs séculières modernes peuvent légitimer la nouveauté religieuse
60Plus on réforme, plus on a besoin de légitimer le changement. En tant que premier groupe de laïcs du bouddhisme chinois avec son propre clergé, le plus grand défi qu’a rencontré la Société Chan Moderne est sans doute de légitimer son identité et son autorité. Sans justification des réformes, la démarche risque de s’avérer stérile face au désaveu de la puissance traditionnelle et au doute du public, comme ce fut le cas pour beaucoup d’autres sectes éphémères. Généralement, l’outil le plus efficace de la légitimation est la ré-interprétation de la tradition. Comme nous l’avons vu, la Société Chan Moderne se présente comme le Sangha de bodhisattvas qui apparaît dans les classiques et lance le slogan « faire renaître le style du Chan des dynasties Tang et Song ». De cette manière, elle essaie de traduire sa nouveauté par un retour à la tradition. C’est là une stratégie souvent utilisée par les nouveaux groupes religieux.

61Mais la Société Chan moderne emploie aussi d’autres moyens de légitimation grâce au « polythéisme des valeurs » de la société moderne. Dans la société moderne caractérisée par un processus de différenciation institutionnelle, chaque sphère sociale – économique, politique, esthétique, intellectuelle, érotique, etc. – a sa propre valeur qui s’émancipe des référents de la sphère religieuse. D’une part, ces valeurs entrent en concurrence avec la religion36 ; mais, d’autre part, elles peuvent aussi se correspondre et se légitimer entre elles, au moins en apparence, selon un mode complémentaire. Par exemple, pour la Société Chan Moderne, les discours politiques et intellectuels modernes servent aussi à construire une source de légitimité. Li Yuansong souligne à maintes reprises que les caractéristiques « démocratique », « égalitaire », « humanitaire », « rationnel », « scientifique » et « empiriste » sont les premières conditions pour la délivrance et constituent des repères pour l’organisation de son clergé. Ainsi, la vie monastique, les vœux de célibat, la supériorité du moine, etc. pourraient être les manifestations de l’irresponsabilité, de l’irrationalité, de l’inégalité et de l’anti-démocratie. De cette façon, la Société Chan Moderne se défend efficacement vis-à-vis du bouddhisme traditionnel et attire de nombreux fidèles.

La nouvelle communauté religieuse face au paradoxe de l’institutionnalisation
62Une communauté religieuse est le produit d’une inscription dans le quotidien de la vie proposée par le prophète37. Naturellement, au début, seul un petit nombre de participants partagent la même conscience collective. Si le prophète est capable de conserver son charisme et de mobiliser l’intérêt religieux de ses disciples, le groupe peut fonctionner. Mais avec l’augmentation du nombre de membres et la diversification des activités, il est nécessaire de recourir à des techniques d’organisation et de gestion plus complexes, c’est-à-dire à l’institutionnalisation et à la bureaucratisation.

63L’institutionnalisation a une conséquence paradoxale. Comme modèle d’organisation basé sur une rationalité formelle, l’institution bureaucratique met l’accent sur la division du travail et le calcul des procédés utilisés ; tandis que les fins religieuses appelant une conception substantive de la rationalité, tendent à avoir un moindre effet sur les modes d’organisation. Il est possible, en raison de l’effet déshumanisant de la bureaucratie renforçant les rapports de type impersonnel, que l’organisation apparaisse progressivement comme anonyme et abstraite. L’intensité affective du vécu des activités religieuses peut s’en trouver affaiblie ; les membres peuvent se sentir de plus en plus éloignés de l’institution, de sorte que leur appartenance ne devienne plus que nominale. Dans ce cadre, il y a un risque que l’autorité du clergé ne soit plus que formelle38. De ce point de vue, la « retraite » de la Société Chan Moderne après 1994 révèle le dilemme auquel tout nouveau groupe religieux est confronté au cours de son développement.

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Notes
1 Pour un résumé du développement du bouddhisme laïc dans la Chine moderne, voir Fori, « Jinxiandai jushifojiao » (Le bouddhisme laïc à l’époque moderne), Pékin, Fayin, n° 5, 1998, pp. 13-18. Le mot jushi dans le discours intellectuel contemporain désigne surtout les bouddhistes laïcs possédant un certain capital politique, économique et culturel.
2 Liu Chengyou montre très bien la contribution des laïcs de conviction à la bouddhologie dans Jinxiandai jushi foxue yanjiu (Etude sur la bouddhologie des bouddhistes laïcs à l’époque moderne), Chengdu, Bashu shushe, 2002. La bouddhologie moderne doit également beaucoup à des intellectuels non bouddhistes, comme Hu Shi (1891-1962) ou Chen Yuan (1880-1971).
3 Le précurseur le plus important est Yang Wenhui (ou Yang Renshan, 1837-1911) qui a fondé l’Imprimerie des classiques bouddhiques de Jinling (Jinling kejing chu) avec des bouddhistes laïcs en 1866. En 1907, il a créé l’école bouddhique Zhihuan jingshe et, en 1910, la première organisation moderne de bouddhistes laïcs, l’Association pour l’étude bouddhique (Foxue yanjiu hui). Son élève Ouyang Jian (ou Ouyang Jingwu, 1871-1943), autre pionnier du bouddhisme laïc, a créé l’Institut chinois du bouddhisme (Zhina neixueyuan) en 1922. Cf. Sun Yongyan, « Yang Wenhui yu jindai fojiao fuxing » (Yang Wenhui et la renaissances moderne du bouddhisme), Pumen xuebao (Journal bouddhique de Pumen), vol. 5, septembre 2001, Kaohsiung, pp. 113-162. Yang Wenhui est considéré comme le père du bouddhisme moderne par Holmes Welch, dans The Buddhist Revival in Modern China, Cambridge, Harvard University Press, 1968, chapter I.
4 Pour l’autonomie du bouddhisme laïc, voir Wen Chin-Ko, « Taiwan jushi fojiao de zhanwang » (Perspectives du bouddhisme laïc à Taiwan), Shengming fangxiang zhi xingsi – jianshi Taiwan fojiao (Réflexion sur l’orientation de la vie. Une observation du bouddhisme taiwanais), Taipei, Xiandaichan chubanshe, 1994, pp. 239-243 ; sur l’opinion opposée des moines, voir Jiqun, « “Jushi fojiao” taijiu » (Examen du « bouddhisme laïc » ), Jiechuang foxue (Etude bouddhique de Jiechuang), Changsha, Yuelu shushe, 2001, vol. 1, texte en ligne (http://jiqun.com/dispfile.php?id=32).
5 Voir Vincent Goossaert, « Les sciences sociales découvrent le bouddhisme chinois du XXe siècle », Archives de Sciences sociales des religions, octobre-décembre 2002, pp. 38-39.
6 En Chine populaire, l’Association des bouddhistes de Chine fondée en 1953 est la seule association bouddhiste autorisée. Pendant les années 1950 et 1960, presque tous les groupes bouddhistes indépendants ont été supprimés, comme par exemple l’Association des jeunes bouddhistes de Shanghai et l’Association d’étude Sanshi à Pékin. Pour une étude générale du bouddhisme chinois à cette époque, voir Holmes Welch, Buddhism under Mao, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1972. A Taiwan, l’Association bouddhiste de la République de Chine, une association officielle appuyée par le Kuomintang, dominait le champ bouddhique de 1952 jusqu’à 1987, année où la loi martiale a été levée. Cf. Jiang Canteng, Taiwan fojiao bainian shi zhi yanjiu, 1895-1995 (Etude de l’histoire du bouddhisme taiwanais de 1895 à 1995), Taipei, Nantian shuju, 1996, pp. 250-253.
7 Voir Jiang Canteng, ibid., pp. 448-450. Pour un panorama du bouddhisme taiwanais contemporain, voir Jiang Canteng, Taiwan dangdai fojiao (Le bouddhisme taiwanais contemporain), Taipei, Nantian shuju, 2000. Pour un résumé de l’évolution du bouddhisme à Taiwan, voir Wang Shunmin, « Dangdai Taiwan fojiao bianqian zhi kaocha » (Les changements du bouddhisme taiwanais contemporain), Zhonghua foxue xuebao (Journal d’étude bouddhique Chung-Hwa), Taipei, Institut Chung-Hwa d’étude bouddhique, n° 8, 1995, pp. 315-344.
8 Cf. Wen Chin-Ko, « Taiwan jushi fojiao de zhanwang ».
9 Des recherches ont déjà été menées sur la Société Chan Moderne, cf. Cheng Chih-Ming, « Li Yuansong yu xiandaichan » (Li Yuansong et le Chan moderne), Taiwan dangdai xinxing fojiao – chanjiao pian (Le nouveau bouddhisme contemporain à Taiwan. Volume Chan), Chiayi, Nanhua guanli xueyuan (Institut Nanhua de gestion), 1998, pp. 331-399 ; « Jieyan hou Taiwan fojiao xinxing jiaopai zhi yanjiu – Yang Hui-nan jiaoshou fang xiandaichan chuangshiren Li Yuansong laoshi » (L’étude de nouveaux groupes bouddhiques à Taiwan après la levée de la loi martiale. Entretien avec maître Li Yuansong réalisé par le professeur Yang Hui-nan), dans Li Yuansong, Chan de chuanxi (L’apprentissage du Chan), Taipei, Xiandaichan chubanshe, 2000, pp. 213-284 ; Chang Chia-Yin, « Xiandaichan jiqi sixiang tese » (Le Chan Moderne et les caractéristiques de sa pensée), World Hongming Philosophical Quarterly, December 2002, http://www.whpq.org/whpq/200012/200012/003.htm ; Wen Chin-Ko, « Xiandaichan de jielu guan » (La vision de la discipline monastique du Chan Moderne), Shijie zongjiao xuekan (Journal des religions mondiales) , n° 3, 2004, pp. 27-82, Chiayi.
10 Le « prophète » est un idéal-type du rôle religieux conceptualisé par Max Weber, distinct du « prêtre » et du « magicien ». Le prophète n’est pas simplement un porte-parole de dieu, il est plutôt un créateur, réel ou potentiel, d’un nouveau courant religieux, qui « revendique son autorité en invoquant une révélation personnelle ou en se réclamant d'un charisme », Max Weber, Economie et Société, tome I, Paris, Plon, 1971, pp. 464-474. Weber distingue la « prophétie éthique » et la « prophétie exemplaire ». Un prophète exemplaire « peut être un homme exemplaire qui, par son exemple personnel, montre aux autres les voies du salut religieux, ainsi Bouddha », Weber, Ibid., p. 471. Li Yuansong peut être considéré comme un prophète exemplaire car son autorité est basée sur sa propre illumination Chan et sur son charisme, et parce qu’il prétend offrir une nouvelle méthode pour la délivrance. Pour des critiques de la typologie religieuse wébérienne et de son utilité, voir Danièle Hervieu-Léger et Jean-Paul Willaime, Sociologies et religion, Paris, PUF, 2001, pp. 74-76 ; Françoise Champion et Louis Hourmant, « “Nouveaux mouvements religieux” et sectes », Françoise Champion et Martine Cohen (éds.), Sectes et démocratie, Paris, Seuil, 1999, pp. 59-85.
11 Cf. « Xiri ceng wei meihua zui bugui – Li laoshi tan xuefo yinyuan yu jingyan » (Jadis j’étais ivre de la fleur de prunier et oubliait de rentrer. L’expérience bouddhique de maître Li), entretien avec Li Yuansong, réalisé par Liang Han-Yi, transcrit par Wen Chin-Ko, dans Li Yuansong, Xiri ceng wei meihua zui bugui – Jingyanzhuyi de xiandaichan xinban (Jadis j’étais ivre de la fleur de prunier et oubliait de rentrer. Le Chan moderne empiriste. Nouvelle édition), Taipei, Xiandaichan chubanshe, 1996, pp. 178-212.
12 Yu xiandairen lun xiandaichan, Taipei, Wenshu chubanshe, 1ère édition, 1989.
13 « Women xuyao shenmoyang de fofa », republié dans Xiandairen ruhe xuechan – chaoyue xinling de maodun yu buan (La méthode d’apprentissage du Chan pour les hommes modernes. Dépasser les contradictions et les inquiétudes spirituelles), Taipei, Xiandaichan chubanshe, 1994, pp. 68-76.
14 Li Yuansong, Chan de chuanxi, op. cit., pp. 213-284.
15 « Cong weishenme tichang xiandaichan dao xiandaichan weilai fazhan fangxiang zhi wojian », Chan de xiuxing yu chan de shenghuo (La pratique du Chan et la vie du Chan), Taipei, Xiandaichan chubanshe, 1994, pp. 278-282.
16 Le Dharma, en chinois fa, est la « loi », la vérité bouddhique.
17 « Fojiao xiandaichan shixiang jianchi », Xiandanchan yuekan (Journal mensuel du Chan moderne), n° 27, mars 1992.
18 Un bodhisattva, en chinois pusa (WW), recherche l’illumination et se dévoue à l’aide des autres êtres ; il est un futur bouddha.
19 Le Bouddha, le Dharma et le Sangha. Le Sangha désigne à l’origine la communauté des bouddhistes à proprement parler, c’est-à-dire la communauté des moines.
20 Cf. Li Yuansong, « Xiandaichan zhende zheme kepa ma ? » (Le Chan Moderne est-il si terrible ?), Xiandairen ruhe xuechan , pp. 86-92.
21 Cf. Li Yuansong, Chan de xiuxing yu chan de shenghuo, op. cit., pp. 7-65.
22 Voir Li Yuansong, Chanmen yiye (Une feuille de Chan), Taipei, Xiandaichan, 1997, annexe.
23 Cf. Mahaprajnaparamita sastra, livre 34.
24 Un seul cas exceptionnel s’est produit à la fin du VIe siècle. Des moines ont été forcés par un empereur de la dynastie des Zhou du Nord (557-581) de ne pas se faire raser la tête et de porter des jades. Ils ont été appelés « moines bodhisattvas ». Mais évidemment, ils ne constituaient pas un Sangha de bodhisattvas au sens du terme de Nagarjuna.
25 Li Yuansong, « Xiandaichan zongmenguiju xu » (Avant-propos des “Règlements de l’école de la Société Chan Moderne”), Jianli dacheng fojiao xin zongpai de xinlu – xiandaichan xuwen ji (Le chemin du cœur vers la construction d’une nouvelle école du bouddhisme du Grand Véhicule. Recueil des avant-propos au Chan Moderne), Taipei, Xiandaichan chubanshe, 1998, pp. 48-52.
26 Les 24 volumes du Miaoyunji (Recueil des nuages merveilleux), recueil des œuvres de Yinshun, sont parus successivement depuis les années 1970, Taipei, Zhenwen chubanshe.
27 Cf. Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 168.
28 Sur la définition sociologique du clergé, voir Sabino Acquaviva et Enzo Pace, La Sociologie des religions, Paris, Cerf, 1994, pp. 123-133 ; Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », dans Revue française de sociologie, XII, 1971, pp. 295-334 ; Weber, ibid., pp. 167-176.
29 Cf. Xiandaichan yuekan, n° 45, août, 1994.
30 Cf. Chu Hai-yuan, « Taiwan xinxing zongjiao xianxiang » (Les nouveaux phénomènes religieux à Taiwan), dans Song Wen-Li et Hsu Cheng-Kuang (dir.), Taiwan xinxing shehui yundong (Les nouveaux mouvements sociaux à Taiwan), Taipei, Juliu tushu gongsi, 1989, pp. 229-243 ; « Jieyan, zongjiao ziyou yu zongjiao fazan » (La levée de la loi martiale, la liberté religieuse et le développement religieux), Comité pour l’étude taiwanaise de l’Academia Sinica (dir.), Weiquantizhi de bianqian – jieyan hou de taiwan (Le changement du régime autoritaire : Taiwan après la levée de la loi martiale), Taipei, Bureau préparatoire de l’Institut d’histoire taiwanaise, 2001, pp. 249-276.
31 Weber, Sociologie des religions, p. 334.
32 Sur la superposition des élites bouddhistes laïques et des élites confucianistes, voir Pan Guiming, Zhongguo jushi fojiao shi (L’histoire du bouddhisme laïc chinois), Pékin, Zhongguo shehui kexue chubanshe, 2000.
33 Cf. Wen Chin-Ko, « Mingguo yilai jushi fojiao de lilun chujing » (La situation théorique du bouddhisme laïc depuis l’époque républicaine), Jicheng yu pipan Yinshun fashi renjian fojiao sixiang (Hériter et critiquer la pensée de maître Yinshun sur le bouddhisme dans ce monde), Taipei, Xiandaichan chubanshe, 2001, pp. 375-383.
34 On compte parmi eux Yuan Huanxian (1887-1966), Yang Du (1875-1931) et Nan Huaijin (né en 1918). Cf. Chen Bing et Deng Zimei, Ershi shiji Zhongguo fojiao (Le bouddhisme chinois au XXe siècle), Pékin, Minzu chubanshe, 2002, pp. 229-310.
35 Cf. Lin Chien-Te, Zhushuo zhong diyi – liting fotuo zai renjian (La meilleure doctrine : pour le Bouddha dans ce monde), Tainan, Zhonghua fojiao baike wenxian jijinhui, 2003 ; Wen Chin-Ko, « Jingtai Guoqi jushi » (Réponse à Guoqi), Jicheng yu pipan Yinshun fashi renjian fojiao sixiang, op. cit., pp. 194-210.
36 Weber, « Considération intermédiaire : théorie des degrés », Sociologie des religions, op. cit., pp. 410-460.
37 Weber, ibid., p. 168.
38 Sabino Acquaviva et Enzo Pace, op. cit. ; Peter Berger, Brigitte Berger et Hansfried Kellner, The Homeless Mind: Modernization and Consciousness, New York, Random House, Inc., Vintage Books Edition, 1974, pp. 185-188.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Zhe Ji, « La constitution d'un clergé laïc par la Société Chan Moderne », Perspectives chinoises [En ligne], 88 | mars-avril 2005, mis en ligne le 01 avril 2008, consulté le 11 février 2018. URL : http://journals.openedition.org/perspec ... noises/742

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Auteur
Zhe Ji