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Regarder de l'autre côté - Joshin Bachoux

Publié : 07 juin 2018, 14:00
par chercheur
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« J'ai tant de colère en moi... », me dit-il d'une voix étranglée, cet ami assis là dans ma cuisine, poings serrés posés sur la table, front plissé, regard tourné vers l'intérieur comme s'il ne voyait plus que cette colère et pas la tasse de thé que j'ai posée devant lui, ni le bouquet de tulipes multicolores... Il ne vit que dans la colère, sa colère : « Je cherche, poursuit-il, je réfléchis, d'où vient cette colère, et comment je pourrais la faire disparaître... Je pense que cela va me rendre malade, une si grande colère. »

Par la fenêtre, j'aperçois les cadeaux du printemps : les arbres aux minuscules petits bouts de feuilles vertes encore froissées et le cerisier, blanc et majestueux qui domine la cour. Que répondre ?

Le Bouddha parle de la colère comme d'un poison, qui se répand dans notre esprit et étouffe tous les autres sentiments ; qui nous rend aveugle et sourd à tous ceux qui nous entourent. Un feu qui brûle faisant terre rase de tous nos sentiments. La colère est certainement un sentiment partagé, tôt ou tard, plus ou moins, par nous tous. La colère instantanée provoquée par l'impatience, par le mot de trop, mais, plus grave, la colère rentrée, la colère sans cause, juste que non, ça ne devrait pas être comme ça, ça n'aurait pas dû se passer de cette façon... Quoi donc ? On ne sait pas exactement, c'est flou, vague et pourtant cela étouffe et empêche de respirer.

Faut-il creuser son passé, répertorier les injustices subies, revenir sur nos ratages, nos rancunes ? « Je ne peux pas vivre dans cette colère, et pourtant je garde les yeux fixés dessus, je la remâche, j'y passe mes jours et souvent mes nuits. » Il semble enfermé, se cognant aux murs qu'il a lui-même construits.

Que faire de cette colère ? J'ai envie de proposer un autre point de vue, totalement différent. Celui de n'y plus penser, de regarder ailleurs que vers ce feu qui nous détruit. Se détourner de ce qui risque de devenir fascination dangereuse, comme les flammes lorsqu'on les regarde trop longtemps et que l'on s'y perd. Comment ne plus penser à quelque chose ? En pensant à autre chose à la place ! On pourrait commencer par regarder autour, regarder le monde : chercher une étincelle de beauté, où que l'on soit, un reflet de lumière, un instant de joie sur le visage d'une autre personne, un éclat dans les yeux, ou un beau caillou, parfaitement rond, veiné de brun et de blanc.

On pourrait continuer par respirer et laisser ses épaules revenir sous les oreilles, peut-être avec une amorce de soupir de se voir si recroquevillé. On pourrait regarder - vraiment regarder - la personne qui est en face de nous. Et l'écouter, l'interroger. Et aussi la personne de la pièce d'à côté, de l'immeuble d'en face, ou la dame qui fait la queue derrière nous à la poste. On pourrait sourire, même un peu crispé. En fait, on pourrait faire plein de choses sauf rester là à contempler sa colère. Cela ne la fera pas partir ? Eh bien, pourquoi pas, qu'elle ait un coin en nous tant qu'elle laisse de la place au reste, tout le reste, le monde, le rire, les autres, le soleil... Faire complètement l'expérience de la vie, et alors, peut-être, devenir assez vaste pour avoir aussi de la colère en nous ; lui offrir une chaise près du poêle, et surtout arrêter de la combattre. Rien ne la nourrit plus, il me semble, que notre attention, notre colère après notre colère !

Oui, le monde est imparfait, il est juste de le voir, mais regardons aussi ce petit bout de soleil qui nous donne forme et lumière...


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Re: Regarder de l'autre côté - Joshin Bachoux

Publié : 07 juin 2018, 14:47
par jules
jap_8

Ce texte me rappelle une chose que m'a dite un ami.

Ayant affirmé ce sentiment continu de manque qui m'accablait, il m'avait répondu : "Tu n'es pas que cela, tu n'es pas que ce manque."

Cette réponse continu de résonner en moi et je constate au travers de cette lecture, qu'elle peut s'accorder aussi à d'autres choses que le constat de l'existence d'un manque, qu'elle peut aussi avoir des répercussions par exemple sur notre manière de vivre la colère.

Re: Regarder de l'autre côté - Joshin Bachoux

Publié : 07 juin 2018, 16:07
par Circé
TNH a consacré un livre à la colère.
Un peu bisounours , certes, mais j'en ai retenu une chose( qui marche assez bien pour moi).
Regarder sa colère en profondeur, se l'approprier et ne pas la rejeter; s'apercevoir que sa colère est vide( ceci est parce que cela est) et chercher ce qui a conduit à cette formation.
Au lieu de réprimer l'émotion, s'en occuper.Vivre,expérimenter la vacuité de toute formation, et son impermanence, cela mène au lâcher- prise et à la pleine conscience qui permet de se libérer et de profiter de la vie à chaque instant.
C'est en contradiction avec ce que dit Chercheur, il ne faut pas fuir sa colère.
Bon, lisez le bouquin, Thaï dit tout ça bien mieux que moi.

Re: Regarder de l'autre côté - Joshin Bachoux

Publié : 07 juin 2018, 16:34
par chercheur
Je ne vois pas de contradiction.

C'est arrêter de nourrir la colère avec de la colère, et la nourrir avec l'attention.
Butterfly_tenryu

edit : Pour sortir de cet enfermement, il peut y avoir plusieurs stratégies.

Re: Regarder de l'autre côté - Joshin Bachoux

Publié : 08 juin 2018, 14:06
par chercheur
Au lieu de réprimer l'émotion, s'en occuper.Vivre,expérimenter la vacuité de toute formation, et son impermanence, cela mène au lâcher- prise et à la pleine conscience qui permet de se libérer et de profiter de la vie à chaque instant.
C'est en contradiction avec ce que dit Chercheur, il ne faut pas fuir sa colère.
Ce que Joshin nous propose, ce n'est pas de la fuite.

Ce dont elle parle c'est de faire un pas de côté. La colère rétrécit notre vision, surtout quand on ne voit plus qu'elle, un peu comme l'arbre qui cache la forêt. En faisant un pas de côté, la forêt est vue dans son entièreté... et l'arbre avec.

D'ailleurs dans l'approche de Thich Nhat Hahn, "prendre soin de sa colère" commence déjà par un premier pas de côté.

Quand je parlais plus haut de la nourrir avec l'attention, c'était pas très bien dit. Je pensais plus au calme que procure un élargissement de la vision, remettant la colère à sa juste place, celle d'une vague sur l'océan.

Re: Regarder de l'autre côté - Joshin Bachoux

Publié : 09 juin 2018, 22:43
par chercheur
Un autre texte au sujet de la colère, du mémé auteur :
De l'air contre la colère avec Joshin Luce Bachoux

C’est difficile, vraiment difficile : je m’efforce de ne pas laisser s’échapper les mots qui se bousculent dans ma tête. Je suis en colère, très en colère après cette personne en face de moi, qui vient de me dire des choses blessantes que je trouve injustes. « On m’attaque ! » dit une voix à l’intérieur de moi, qui mobilise toutes mes défenses. Je suis prête à être moi aussi injuste, à blesser, à faire mal avec mes mots. Je la connais bien, je sais ce qui la touche et je sens combien ce serait « facile » de faire mal à mon tour.

Je ne peux pas grand-chose sur les pensées toutes noires et pointues qui m’ont envahie, mais je garde la bouche résolument close.

La journée avait pourtant bien commencé : matin de gel blanc et or, et, près du bassin, des mésanges gracieuses qui échangeaient des nouvelles. Une matinée qui donnait envie de travailler à l’extérieur, aussi fut-il décidé de ranger la cabane à bois, de trier et de jeter, ce qui laisse toujours un petit goût agréable de travail accompli. Mais les choses se gâtèrent quant à ce qu’il fallait ou non garder, dérapèrent avec des « Ho ! toi, tu veux toujours… » et des « En tout cas, ce n’est pas moi qui… », réveillant de vieux arguments trop souvent entendus, jusqu’à ce que, le ton montant, les accusations deviennent personnelles, nous jetant l’une contre l’autre à la recherche de ce qui fera gagner, gagner sur l’autre qui a tort, qu’il faut faire taire une bonne fois.

Tout à coup, je m’aperçois de ce que je fais : je sens la colère qui me brûle, mon corps entier en est envahi : épaules raides, nuque contractée, poings serrés. Les yeux étrécis, je ne vois plus rien d’autre que cette ennemie en face de moi ; mon cœur bat à toute allure, et ma respiration superficielle me laisse presque haletante… la colère est un fardeau qui m’écrase sous son poids ; j’étouffe, il me faut de l’air pour qu’elle se dissolve, qu’elle s’envole.

D’abord respirer : je me concentre sur l’air qui pénètre mes poumons, mes épaules se relâchent, j’expire et mes mains s’ouvrent.

Je sais, même si je ne suis pas toujours prête à le reconnaître, qu’il y a un élément plaisant dans cette émotion : je me sens pleinement vivante, je me remplis moi-même ; le moment a une intensité vibrante, comme un feu d’artifice. La colère est d’abord passionnante, elle me prête une force tout à fait illusoire.
Car je sais aussi, d’amère expérience, que blesser l’autre, c’est me blesser moi-même. Tout à l’heure, demain ou plus tard, je tressaillirai de honte au souvenir de ma voix, de mes paroles. Je souhaiterai de toutes mes forces que cela n’ait pas eu lieu, que je n’aie pas dit ces mots terribles. Pourquoi n’ai-je pas su garder mon calme, ou quitter la scène avant de me laisser aller à cette violence ? Car c’est bien de violence qu’il s’agit : violence des mots qui deviennent des armes, violence de la voix qui s’élève pour couvrir celle de l’autre, violence du corps qui cherche à intimider.

Respirer : je me détends, et je vois, en miroir, l’autre personne se détendre aussi. Je me sens plus légère, je reprends conscience de la terre sous mes pieds, du grand ciel au-dessus de ma tête. La colère m’avait coupé de l’extérieur, m’enfermant en moi-même, dans mon petit enfer privé ! Mes mains s’ouvrent, mes mâchoires se desserrent, je me sens délivrée comme après une maladie. Mon esprit a lâché prise, et c’est mon corps et ma respiration qui m’ont fait revenir au soleil de cette matinée. L’air légèrement honteux, je tente un petit sourire…