Kensho

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jules
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Bonjour,

Pendant fort longtemps, ma vie a été scindée entre deux états d’esprits très différemment marqués. L’un consistait à peu près en ceci que je pouvais appréhender mes pensées comme un tout dont j’étais absolument détaché, l’autre au contraire, le plus habituel, était ressenti comme un empêchement quant au fait d’accéder à ce détachement. Pour moi à l’époque, il ne faisait aucun doute que je devais apprendre à stabiliser le premier état qui me semblait une bénédiction et que je qualifiais de « vraie nature » lorsque l’autre en revanche me semblait infernal pour la raison que je passais nostalgiquement toute mon énergie à essayer de rejoindre un sublime détachement qui me faisait à ces moments là défaut, à savoir à essayer de rejoindre le premier état. Je ne parlerai pas de mon état actuel car j’en serais bien incapable, cette incapacité se distingue d'ailleurs de ma capacité de l'époque où précisément il m'était possible de vivre consciemment entre nostalgie et pleine félicité.
Je voulais savoir si le kensho qui est mentionné dans le Rinzaï est comparable à ce premier état que j’ai décrit, dans lequel pour le dire autrement, l’individu sort radicalement de la pensée discursive pour vivre dans une sorte de détachement conscient et à bien des égares sublime et grisant.

Merci à Dumè, qui est ici seul représentant du Rinzaï de bien vouloir m’éclairer là dessus, sinon, merci également à toute personne qui voudra bien participer sur les termes de cette réflexion. jap_8
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Flocon
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jules a écrit :Je voulais savoir si le kensho qui est mentionné dans le Rinzaï est comparable à ce premier état que j’ai décrit, dans lequel pour le dire autrement, l’individu sort radicalement de la pensée discursive pour vivre dans une sorte de détachement conscient et à bien des égares sublime et grisant.
Je laisse Dumè répondre pour ce qui est spécifiquement du Rinzai, mais dans l'école où je pratique, la réponse est : rien à voir avec l'éveil. C'est tout au plus un état de conscience modifié où il ne faut pas s'attarder : le "détachement sublime et grisant" que tu mentionnes ressemble à la joie du méditant au début de sa méditation.

Pour le Theravada, cela ressemblerait au premier jhana

"Un bhikkhu, détaché de la sensualité, détaché des états mentaux désavantageux, ayant pénétré dans le premier jhāna, y demeure, avec pensées, avec prospections, exaltation et bien-être engendrés par le détachement."

Source
Quand on sonde les choses, les connaissances s'approfondissent.
Les connaissances s'approfondissant, les désirs se purifient.
Les désirs une fois purifiés, le cœur se rectifie.
Le cœur étant rectifié, on peut réformer sa personne.

Kong Tseu
Dumè Antoni

Même réponse que Flocon, sur le fond.

Dans le premier état que tu mentionnes, Jules, qui est celui – détaché – qui appréhende les pensées comme un tout ? Répondre à cette question est le kensho.

« Le 4ème patriarche du Zen après Bodhidharma, Tao-sin (580-651), alla un jour rendre visite à Nieou-t'éou Fa-jong qui vivait en ermite dans une montagne proche du monastère où résidait Tao-sin. Nieou-t'éou Fa-jong vivait en parfaite harmonie avec les animaux sauvages et on racontait que les oiseaux lui apportaient parfois des fleurs. Nieou-t'éou Fa-jong n'avait jamais rencontré Tao-sin, mais il le connaissait de réputation. Quand Tao-sin trouva Nieou-t'éou, il engagea ce dialogue :
- Que fais-tu ici ?
- Je contemple l'esprit.
- Qui contemple quoi ?
Nieou-t'éou Fa-jong resta sans réponse.
»

La question de Tao-sin "Qui contemple quoi ?" revient un peu à ce que je disais plus haut.

Sinon, sans vouloir être péremptoire, je te conseille vivement d'aller faire une sesshin ou, pour commencer, une petite retraite au centre Zen Rinzaï de la Falaise Verte. Tu pourras alors confronter ce que tu appréhendes, ressens, penses... au(x) maître(s) des lieux (Jyoji ou Taishin qui est son successeur, actuellement à temps plein à la FV) lors des entretiens privés (sanzen). C'est la manière la plus sûre d'avancer dans la voie Rinzaï dont je ne suis pas le représentant (même si je suis dans la liste des lieux de pratique hebdomadaire).
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jules
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Merci pour vos réponses qui correspondent bien à ce que je pensais au sujet du kensho :)
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jules
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Ce qui est étrange, c'est que cette expérience du Kensho puisse être partagée, que des personnes puissent passer par ce même cheminement, c'est dire comme nous sommes faits du même bois. Mais je connais cependant certaines personnes qui n'ont pas eu à passer par là, pour qui les montagnes ont toujours été des montagnes et rien de plus. Pensez-vous qu'on puisse dire qu'il leur manque quelque chose ? jap_8
Dumè Antoni

je connais cependant certaines personnes qui n'ont pas eu à passer par là, pour qui les montagnes ont toujours été des montagnes et rien de plus. Pensez-vous qu'on puisse dire qu'il leur manque quelque chose ? jap_8
La question que je sous-entends dans ta formulation est : est-ce que le kensho est nécessaire ?

Je réponds oui sans hésiter. Le nier revient à nier l'éveil du Bouddha. Certaines écoles du Zen que je ne citerai pas – ou plus précisément certains de leurs adeptes –, nient le kensho et considèrent qu'au fond l'éveil est quelque chose de très simple, tellement simple qu'il n'y a pas à en faire toute une affaire. Ce n'est vraiment pas l'avis des grands maîtres et Patriarches du Zen qui parlaient précisément de la "Grande Affaire". Etait-ce pour eux une façon de dire qu'il est difficile de rester simple, de regarder les choses telles qu'elles sont ? Certainement, mais pas dans le sens où on le comprend habituellement. Dans le sens habituel, cela peut s'entendre par le fait que l'on complique inutilement les choses, qu'il suffit de rester simple. A ce stade, l'idiot du village est un éveillé. C'est évidemment ridicule.

Que veut dire "regarder les choses telles qu'elles sont" ? Cela veut dire regarder avec la Vue juste. Bien sûr, objectivement, une montagne est une montagne pour un éveillé comme pour quelqu'un d'ordinaire, mais la Vue juste différencie l'éveillé de l'être ordinaire (c'est à dire qui ne l'est pas). Comment faire la différence ?

Dans le Zen Rinzaï il existe des kôans dits "secondaires" (d'où l'importance fondamentale des kôans) qui permettent de faire la différence entre celui qui a le kensho, et celui qui ne l'a pas. Comment faire cette différence, et sur quoi portent les kôans secondaires ? J'ai déjà donné des exemples ailleurs, et notamment sur mon forum dans le fil Makyo, Kensho et Satori. Je ne vais donc pas m'étendre dessus, mais pour donner un exemple qui aidera à fixer les idées, il suffit de comparer la vue avec un puissant télescope – qui reste une vue objective et fiable –, avec la vue "comme si on y était" qui est la Vue juste au sens du kensho. Avec un puissant télescope, on peut voir les détails d'une planète lointaine, mais si on demande à l'observateur de ramener un caillou de cette planète, il dit que c'est impossible. Pourquoi est-ce impossible ? A cause de la dualité sujet/objet qui est l'origine du Samsara. Or, pour celui qui a la Vue juste, le caillou peut être ramené par l'élève et le maître le reçoit et valide l'expérience. Si l'on comprend ce kôan, alors on comprend la différence entre la vue et la Vue, même s'il s'agit de la même planète, ou bien de la même montagne. La différence est celle qui existe entre le Nirmanakaya — qui dit que la forme est la forme et le vide est le vide, autrement dit qui perçoit les êtres selon leurs caractéristiques propres (et heureusement car la Compassion ne pourrait pas s'exercer) — et l'être ordinaire qui perçoit les mêmes choses mais sous un angle duel (le vide est différent de la forme ; c'est pourquoi je ne peux pas ramener le caillou de la planète lointaine). Bien sûr, à la question "peux-tu ramener le caillou de cette planète, sans te déplacer", il ne suffit pas de répondre oui, parce qu'on a compris que si l'on voyait les choses de façon non duel, ce serait possible. Mais cela reste du domaine de la relation entre le maître et l'élève et n'est pas à exposer ici.
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Flocon
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jules a écrit :Pensez-vous qu'on puisse dire qu'il leur manque quelque chose ?
Oui. Au point de vue du Zen, on peut même dire qu'il leur manque tout.

Je pense que Dumè a raison : au vu de ce que tu écris, une confrontation (et non un partage) de tes expériences méditatives avec un maître reconnu pourrait être bénéfique. Si mes souvenirs sont bons, tu pratiques le zen Sôtô. Dans cette école, il y a en France un maître que je trouve très recommandable, c'est Jôshin Sensei, le maître de la demeure sans limite, en Ardèche. C'est une disciple de Moriyama Roshi, dont elle a reçu le sceau il y a une vingtaine d'années.
Elle n'entrera pas avec toi dans la problématique spécifique du kenshô, qui est propre à Rinzai, évidemment ; donc à toi de voir, mais c'est quelqu'un en qui l'on peut avoir confiance.
Quand on sonde les choses, les connaissances s'approfondissent.
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Kong Tseu
Dumè Antoni

Flocon a écrit :il y a en France un maître que je trouve très recommandable, c'est Jôshin Sensei, le maître de la demeure sans limite, en Ardèche. C'est une disciple de Moriyama Roshi, dont elle a reçu le sceau il y a une vingtaine d'années.
Elle n'entrera pas avec toi dans la problématique spécifique du kenshô, qui est propre à Rinzai, évidemment ; donc à toi de voir, mais c'est quelqu'un en qui l'on peut avoir confiance.
Je ne connaissais pas ce maître et n'en ai même jamais entendu parler. C'est sans doute bon signe :lol: . Comment l'as-tu rencontrée ?
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jules
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Merci pour vos réponses jap_8
Dumè :
La question que je sous-entends dans ta formulation est : est-ce que le kensho est nécessaire ?
Non pas vraiment, ma question consistait d'avantage en ceci : Est-ce que le kensho est selon vous un stade de réalisation devant nécessairement être expérimenté par tout le monde. En d'autres termes, ne correspond-il pas à une réalisation propre au parcours de certaines personnes en particulier chez qui "La Grande Affaire" s'est révélée, à savoir des personnes torturées par une problématique existentielle qui justement les amènent à devoir aller vers le bouddhisme ou autres écoles, là où pour d'autres en revanche cela ne s'avèrera pas nécessaire pour différente raison liées peut-être à leur karma.

Flocon a répondu : Oui. Au point de vue du Zen, on peut même dire qu'il leur manque tout.

Ce qui voudrait dire que le kensho et l'éveil sont universels si je comprends bien, là où j'aurais dit quant à moi qu'ils ne concernent que certaines personnes souffrantes, et qu'ils constituent un cheminement tel une voie que seuls certains devraient emprunter pour parvenir à se délivrer de cette souffrance.
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Flocon
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Dumè Antoni a écrit :Comment l'as-tu rencontrée ?
Au cours d'une journée de méditation dans son dôjô à Paris, puis dans son temple en Ardèche, où elle vit en compagnie de deux autres moniales.
jules a écrit :Ce qui voudrait dire que le kensho et l'éveil sont universels si je comprends bien
Non. Je ne crois pas qu'il soit jamais question d'universalité dans le bouddhisme. C'est un concept qui appartient à la philosophie européenne et qui me paraît mal adapté à la voie du Bouddha.
Ce que je voulais dire, c'est que dans la pratique, il y a des seuils, et qu'il faut en franchir certains avant de pouvoir réellement pratiquer, selon le point de vue du Chan/Zen (le Theravada ou le Lamrim tibétain, pour ce que j'en ai compris, présenteront les choses sous un autre angle). Auparavant, on ne peut pas parler de bouddhisme.
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Kong Tseu
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