L'histoire de Yamanashi

Dumè Antoni

L'histoire de Yamanashi fut conté par Hakuin (1685-1769) dans l'un de ses ouvrages. Elle est authentique et montre l'importance de la volonté ou de l'effort juste pour arriver à voir dans sa vraie nature. Le cas de Yamanashi est rare et sans doute exceptionnel dans sa brièveté car Hakuin dit n'avoir jamais retrouvé pareil exemple dans l'histoire des moines zen. Cette histoire est intéressante également pour comprendre l'usage des kôans dans le Zen Rinzaï et la manière dont ils sont posés. On remarquera qu'Hakuin ne cache pas la façon dont Yamanashi répond par gestes expressifs — notamment dans le cas du kôan du "son d'une seule main" —, mais ne dit rien de l'explication que lui donne Yamanashi et qui donc demeurera secrète car incessible.

Dans le début du récit, Yamanashi parle de lui-même, à la première personne. Par la suite, lors de l'échange avec Hakuin et la nonne, le récit est à la 3ème personne.

L’année dernière, au cours de l’automne, sept ou huit des nos camarades s’étaient assemblés dans un but commun. Ils pratiquaient le Zen avec tant d’assiduité qu’ils faisaient l’admiration de tous. Mais moi, tellement incapable, je ne voulais pas pratiquer zazen une seule seconde. J’ai entendu dire que voir dans notre essence est rarement atteint, même si celui qui cherche héroïquement y passe dix ou vingt ans. A plus forte raison, moi qui suis ignorant et sot. Donc, dès maintenant, j’accumulerai les vertus par des actes anonymes et cela profitera à mes descendants. Ce sera l’illumination adaptée à mon niveau. Depuis, discrètement, je m’efforçais tous les jours à des actes vertueux en veillant à échapper au regard d’autrui.

Mais, comme il est dit dans le bouddhisme, les conditions de mon entrée dans le Zen sont arrivées pour moi. Le 21 de ce mois-là, je me suis rendu un soir chez quelqu’un pour affaire. Mon hôte était assis, le dos contre une colonne. Il tenait dans sa main droite le texte d’un sermon. Il lisait en pleurant, oubliant tout le reste. Cela me dégoûta et m’écoeura. Je pensais « Il fait partie de ces dévots qui pratiquent zazen en se prenant au sérieux, mais, en réalité, ils ne font que somnoler. Il perd son temps à lire ces histoires. Je vais le faire chuter en lui faisant connaître les vertus discrètes qui est mon principe. Si je parviens à lui faire commettre un ou deux bons actes, ce sera doublement vertueux ». Je m’approchais de lui en tapinois et je me mis à l’écouter avec attention, cherchant avec soin un passage critique.

Voici ce que le sermon disait : « Voir dans notre essence peut être atteint en deux, trois, trente ou quarante ans ou même jamais après avoir pratiqué zazen tout une vie. Alors, encouragez votre esprit ! Gardez les yeux ouverts ! Avancez avec la ferme volonté de découvrir absolument où se trouve Celui qui voit, entend, conçoit maintenant. Est-il vert, jaune, rouge ou blanc ? Est-il à l’intérieur, à l’extérieur ou entre les deux ? Avancez sans vous troubler, avec courage et énergie comme si vous combattiez seul contre des milliers d’ennemis. Alors vous serez trempé de sueur comme si vous étiez tombé dans un gouffre noir très profond, comme si vous aviez perdu votre corps et votre esprit. A ce moment là, cette chose si importante sera déterminée pour vous et vous aurez l’impression d’être sorti d’un rêve. Pourquoi faudrait-il passer des jours et des jours à y parvenir ? Le Traité de l’éveil de la foi dans le Mahayana déclare : ‘Devenir un Bouddha ne demande qu’un instant pour les êtres courageux, mais pour les paresseux, il faut un temps infini.’ »

Sa lecture terminée, je me suis dit en moi-même : « S’il est possible d’obtenir un résultat par l’effort d’un, deux ou trois jours, pourquoi ne me fouetterais-je pas une fois ? Je suis un homme viril, pourquoi n’irais-je pas au bout de ce que j’ai entrepris ? »

Ainsi, je pris ma décision et m’en retournais chez moi, attendant le crépuscule. Je m’enfermais dans une pièce et m’assis sur un coussin épais, en lotus. Alors, toutes sortes d’illusions naquirent dans mon esprit. M’encourageant, je me mis à lutter contre ces fausses pensées. J’étais comme un grimpeur face à une haute paroi abrupte et qui dégringole à mi-chemin, mais un grimpeur courageux qui remonterait en fixant bien chacun de ses pas. Mais, parvenu à 80, 90 ou 100, il tombe encore. Il remonte et il retombe, remonte et retombe… Mais j’avançais. J’écarquillais tellement mes yeux que mes paupières en étaient raidies. Je serrais tant mes mâchoires que je faillis en briser mes dents. Soudain, comme un ouragan qui s’arrête, ma racine de vie fut tranchée. A ce moment, tout devint noir. Etait-ce la vie ? Ou était-ce la mort ? Pendant des heures, j’ai perdu le sens de la vie. Lorsque l’aurore arriva, je sentis des douleurs dans mes pouces. Des larmes s’égouttaient de mon menton. Mes yeux étaient fixes et ne pouvais baisser mes paupières. Mon cœur était purifié et illuminé et j’en étais heureux. Cependant, je n’avais rien atteint ni rien compris. Etait-ce éveil ou bien égarement ? Je ne pouvais rien expliquer aux autres mais mon cœur était rempli de joie. Ma famille était intriguée. Elle m’interrogeait mais je ne pouvais répondre. Je demeurais bouche bée et les yeux écarquillés. Tous étaient intrigués mais je me disais au fond de moi-même « Je jure d’aller jusqu’au bout, quitte à épuiser toutes mes forces, la prochaine fois. Je ne m’arrêterai pas en cours de route, quitte à en mourir. »

Le crépuscule arrivé, je m’efforçais une nouvelle fois. Comme la nuit précédente, je combattis mes illusions. Ma respiration était coupée. Mon corps et mon esprit étaient dépouillés. C’était la grande Mort et j’entrais dans la tranquillisation. Ainsi arriva le matin mais il me sembla qu’un bref instant s’était écoulé. Soudain, reprenant le souffle, je vis que le ciel et la terre ne formaient qu’un seul doigt, que toutes choses ne sont qu’un cheval. Au dessus de ma tête, aucune couverture de tuiles, sous mes pieds, aucun sol pour me soutenir. En dehors de tout cela, quelle Voie du Zen, quelle vérité bouddhique existerait-elle ?

Plein de joie, je suis venu de loin pour vous saluer et suis incapable de trouver un mot d’explication. En voyant l’horizon sans fin de l’océan, pour la première fois j’ai compris que les herbes, les arbres, les provinces et les terres sont tous devenus Bouddha. Je vous prie, mon Maître, de bien vouloir examiner mon cas.

Hakuin : Maintenant, où se trouve le Bouddha ?
Alors Yamanashi regarda le pilier, la galerie et le jardin ;
Tout de suite, Hakuin frappa dans ses mains et demanda en levant une main : « Lorsque nous frappons dans nos mains, nous entendons un son. Pouvez-vous entendre le son d’une seule main ? »
Yamanashi : Je peux l’entendre clairement.
Hakuin : Pouvez-vous me l’expliquer ?
Yamanashi garda quelques temps le silence.
Hakuin : Vous pouvez l’entendre bien. Ce n’est là qu’une partie.
Alors Yamanashi se boucha les oreilles.
Hakuin : ce n’est pas encore suffisant.
Alors Yamanashi sortit en courant et en claquant ses manches mais, après avoir fait quatre ou cinq pas il revint et dit : « je puis l’entendre ».
Hakuin : Comment ?
Alors Yamanashi expliqua. Ce qu’il dit était juste.
Hakuin : Nous sommes à la saison des pluies. Comment pourrez-vous arrêter cette pluie jusqu’à sa dernière goutte ?
Yamanashi : Je l’ai déjà arrêté avant ma naissance.
Hakuin : Beaucoup de gens en disent autant.
Alors Yamanashi frappa un coup sur le tatami.
Hakuin souffla deux ou trois fois avant de dire « Voilà un homme qui a beaucoup de poussière »
Alors Yamanashi sortit à nouveau, la tête basse, mais revenant promptement il dit : « J’ai arrêté pour vous la pluie dans les dix directions, jusqu’à la dernière goutte »
Hakuin : Comment ?
Yamanashi exprima ses pensées. Hakuin ne fit que sourire.
Yamanashi, débordant de joie, courut jusqu’à la cellule de la nonne Esho pour lui rapporter cette histoire.
La nonne : Cher laïc, ne vous contentez pas de peu ! Je suis déjà vieille et ne puis me lever sans l’aide de quelqu’un. Je vous prie de me faire lever, cher laïc, sans même bouger une seule de vos mains.
Yamanashi resta bouchée bée.
La nonne : Cher laïc, ne soyez pas étourdi. Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure que vous vous contentez de peu ?
Yamanashi, déprimé, retourna au temple de Hakuin.
La nonne entra derrière lui et parla à Hakuin. Tous deux, louant Yamanashi, se mirent à rire à haute voix.
Soudain Yamanashi dit : « Je suis tombé la dernière fois par erreur, je vous prie, ma sœur, de bien vouloir m’interroger encore une fois. »
La nonne : Cher laïc, sans bouger une seule main, aidez-moi à me lever.
Alors Yamanashi exprima ses pensées.
La nonne se mit à tirer la langue d’étonnement.
Alors Hakuin donna à Yamanashi le kôan : « Tous les phénomènes reviennent à Un, mais où revient l’Un ? » et il ajouta : « Ce kôan fut transmis de maître à maître dans l’école du Zen. Recherchez bien, minutieusement. Ne croyez pas que ce soit facile. »
Yamanashi se prosterna alors par trois fois et s’en alla.

Après avoir relaté l’expérience de Yamanashi, Hakuin conclut de la façon suivante afin d’encourager ses disciples :

« Ce Yamanashi parvint à cette chose si importante en ne souffrant qu’une nuit ou deux. Il ne m’a jamais été possible de retrouver un tel exemple dans l’histoire des moines zen. Cela s’est réellement passé au cours de la nuit du 21 mai dernier. Je ne cesserai de répéter que rien n’est plus important qu’avancer vite dès les premiers pas… A moins de ne faire un effort pour avancer, jusqu’à coupure de respiration, même deux ou trois fois, jusqu’à ne plus savoir si l’on est vivant ou mort, nul ne pourra acquérir de force dans la Voie ».


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