Lignée artificielle des patriarches dans le Zen

Dumè Antoni

Je reprends ici, dans la section Zen et dans ses grandes lignes, le post que j'ai placé sur le fil de l'esprit et la plante, car une question avait été posée à propos du "tout esprit" dans le Zen.

Je rencontre souvent, sur les forums, l'idée selon laquelle le Zen est rattaché au Mahayana et est sutrique. Ceci n'est vrai que pour le Daijo Zen (Zen du Mahayana). Le Zen de Huineng (auquel se rattachent le Sôtô et le Rinzaï) est le Saijojo zen (Zen du Suprême Véhicule). On voit bien que le Saijojo zen diffère du Mahayana. Comme on le verra, la lignée des patriarches remontant à Çakyamuni et intégrant des philosophes tels que Nagarjuna, Ashvaghosha, Vasubandhu et Asanga ne fait que répondre à un besoin politique d'intégrer le Zen aux autres écoles bouddhiques et aussi de rassurer les fidèles pour que leur réalisation (quelle qu'elle soit) s'inscrive dans la lignée du Mahayana. C'est donc une lignée purement artificielle, construite par des historiens, et qui ne répond nullement au Saijojo zen de Bodhidharma et des Patriarches chinois. Cela devait être dit, pour que tout soit clair pour tout le monde.
D.T. Suzuki a écrit:
Le Bouddha dut(...) atteindre quelque chose de plus profond que la simple dialectique. Il doit y avoir eu quelque chose d'intégralement fondamental et ultime qui calma instantanément ses doutes, et non seulement ses doutes intellectuels, mais encore son angoisse spirituelle. En effet, les quarante-neuf années de sa vie active après l'Illumination furent des commentaires sur cette Illumination, et cependant elles n'en épuisèrent pas le contenu ; pas plus que les spéculations ultérieures de Nagarjuna, Ashvaghosha, Vasubandhu et Asanga ne purent en donner une explication définitive. C'est pourquoi dans le Lankâvatara l'auteur fait confesser au Bouddha que depuis son Illumination jusqu'à son passage dans le Nirvâna il n'a pas prononcé un seul mot (note ici : Lankâvatâra chap. III Page 144)
Source : Essais sur le Bouddhisme Zen, D.T. Suzuki Tome I pages 78 et 79 Albin Michel
------------
Le sujet principal du Lankâvatâra sutra est le contenu de l'Illumination (c'est à dire l'expérience intérieure, pratayâma-gati) du Bouddha sur la grande vérité intérieure du Bouddhisme Mahayana. C'est ce qui a étrangement échappé à la plupart des lecteurs de ce Sûtra, qui prétendent qu'il explique principalement les Cinq Dharmas, les Trois Caractéristiques de la Réalité (sva-bhâva), les Huit Espèces de Conscience (vijnâna) et les Deux formes de Non-ego (nairâtmaya). Il est vrai que le Sûtra reflète l'école psychologique de Bouddhisme préconisée par Asanga et Vasubandhu, par exemple lorsqu'il désigne l'Alaya-vijnâna comme la réserve de toutes les graines karmique ; mais de telles références et quelques autres ne constituent pas en fait la pensée du Sûtra ; elles ne sont employées que pour expliquer "la noble compréhension de l'expérience intérieur [du Bouddha]" (Pratyâtm-ârya-jnâna).
Source : Essais sur le Bouddhisme Zen, D.T. Suzuki Tome I pages 104 et 105 Albin Michel
------------
En général, ceux qui suivent le Zen orthodoxe acceptent aveuglément cet incident (note de ma part : l'épisode de la fleur) comme étant l'origine de leur doctrine où, selon eux, se révèle l'esprit le plus secret du Bouddha (...)
A cette époque on a dû voir la nécessité d'inventer une telle légende pour conférer autorité au Bouddhisme Zen ; car au fur et à mesure qu'il croissait en puissance, les autres écoles du Bouddhisme qui existaient déjà devinrent jalouses de son influence sur le peuple (note de ma part : Chinois) et l'attaquèrent en prétendant qu'il ne possédait aucune mention autorisée de sa transmission directe par le fondateur du Bouddhisme, ainsi que le prétendaient les fervents du Zen. Il en fut tout particulièrement ainsi lorsque le Zen traita si légèrement l'enseignement doctrinal discuté dans les Sûtras et les Shâstras, car ceux qui professaient le Zen considéraient que l'ultime autorité de cette doctrine sortait de leur propre expérience directe et personnelle. (...) Une lignée de vingt-huit patriarches fut ainsi établie par les historiens du Zen (...).
De même, du point de vue de l'historien, qui essaye scientifiquement de remonter à la source du courant dont le développement aboutit au Bouddhisme Zen, il importe seulement de trouver un lien logique entre la doctrine du Mahayana sur l'Illumination en Inde et l'application pratique qu'en firent les Chinois aux réalités de la vie (...) Cependant, aussitôt que le Zen sera formulé en un système indépendant (...) il sera nécessaire pour les historiens de donner sa ligne de transmission complète et ininterrompue ; car (...) il est de la plus haute importance que les fidèles du Zen voient l'authenticité ou l'orthodoxie de leurs réalisations dûment certifiées ou approuvées (abbhanu-modana) par leurs maîtres. Par conséquent, aussi longtemps que le Zen est le produit, sur le sol chinois, de la graine hindoue de l'Illumination, il est, selon ma conception (note de ma part : celle de D.T.Suzuki, bien sûr), inutile d'établir en Inde une lignée spéciale de transmission (....).
Source : Essais sur le Bouddhisme Zen, D.T. Suzuki Tome I pages 199 à 201 Albin Michel
Répondre