Zazen dans le Rinzaï

Dumè Antoni

Il m'importait de créer ce fil car il semblerait que, pour certains, la pratique de zazen dans le Rinzaï soit méconnue ou très mal comprise.

L'idée largement répandue (et fausse) serait que, dans le Rinzaï, la pratique de zazen est toujours orientée vers un but. C'est inexact et je vais essayer d'expliquer pourquoi.

Une autre idée largement répandue (et fausse) serait que, dans le Rinzaï, la pratique tourne essentiellement (voire exclusivement) autour d'une prétendue résolution de kôans.

En fait, quand une personne lambda décide de faire une sesshin ou une simple retraite pour pratiquer le Zen Rinzaï, on lui donne systématiquement à pratiquer le sussokan. Le sussokan est le compte cyclique des respirations. Hakuin disait, dans ses "Sermons de la sesshin de Rohatsu" :

« Par le contrôle de la respiration s'ouvrent les six portes qui te conduiront à ton être pur, véritable. Ce sont : su, zui, shi, kan, kan, jo.
Par le compte et le contrôle des respirations, ton esprit pourra accéder à la première vacuité que l'on appelle "su". Lorsque la respiration se fera plus profonde, calme, naturelle, ton esprit pourra accéder à une deuxième vacuité que l'on appelle "zui".
C'est à partir de "su" et "zui" que ton esprit pourra progressivement gravir les étapes que te mèneront au monde de l'absolu ou samadhi (jap. sanmaï). »

En clair, le disciple s'exerce à une pratique consistant à pacifier le mental. C'est une pratique qui est appliquée jusqu'à ce que l'adepte entre en samadhi. Après quoi, tout naturellement, les comptes cessent. Taistu Kohno Roshi disait que lorsqu'on débute et que l'on pratique susshokan, on a beaucoup de mal à garder la concentration, et les comptes (des respirations) ne se font pas ou se perdent (et donc cessent). Et quand on devient un adepte aguerri, les comptes disparaissent d'eux-mêmes parce qu'on entre en samadhi.

Ce qui signifie que quand l'adepte entre en samadhi, la concentration devient... sans objet. L'esprit est concentré et aucune pensée ne s'élève, susceptible de distraire l'adepte.

Mais ce n'est pas tout !

Il faut bien avoir à l'esprit que cette pratique est indiquée pour tous les adeptes (jusqu'aux maîtres), non pas parce qu'ils cherchent à devenir des Bouddhas, mais parce que c'est la méthode pour entrer en samadhi. Cela étant, le samadhi n'est pas l'éveil ; il n'en a même pas le parfum. Mais il n'y a pas d'éveil sans samadhi.

C'est un point de détail important et essentiel, car le samadhi provoqué par la concentration n'est pas nécessairement le samadhi de Prajna. Les yogis indiens sont capables d'entrer en samadhi et de s'y maintenir des jours durant. Pourtant, leur pratique n'a rien de bouddhique. C'est la pratique de Dhyana sans Prajna, en quelque sorte. Les maîtres zen rinzaï savent faire la différence entre les deux.

Le problème est de savoir comment passer d'une pratique samadhique sans Prajna à une pratique avec Prajna. Comme je l'ai dit ailleurs, Prajna n'est pas spontanée dans la conscience, sinon, la pratique du samadhi aboutirait nécessairement à l'éveil de Prajna. Or, ce n'est pas le cas puisque l'éveil du Bouddha n'est pas celui d'un yogi, lequel pourrait conserver une vue dite "éternaliste" qui est une vue erronée du point de vue du Bouddhisme.

Pour éveiller Prajna, il existe différentes pratiques. Avant l'usage des kôans, qui date du XIème siècle environ, les maîtres et Patriaches n'y avaient bien entendu pas recours. Ils n'avaient pas non plus la vue juste spontanément. Il a fallu un événement (ou plusieurs) pour provoquer l'irruption de Prajna dans la conscience. Ces événements n'étaient cependant pas "codifiés". Par exemple, Lin Tsi (Rinzaï) a été éveillé par une bonne bastonnade. C'était une méthode fréquente, mais l'irruption de Prajna n'était pas garantie. Il fallait quelque chose de plus qui tenait à la personnalité, ou disons au karma, de l'adepte. Par la suite, et pour éviter de perdre ces événements, on en a, en quelque sorte, fait des "cas" qui sont devenus des kôans. En d'autres termes, les kôans ont été inventés pour provoquer l'événement qui provoqua l'éveil chez les Patriarches ou les grands maîtres.

Dans le Zen Rinzaï, la pratique des kôans a été systématisée par Hakuin et se fait généralement dans la posture de zazen. Le samadhi n'est pas provoqué par la concentration sur le souffle, mais sur un kôan. Comment se concentrer sur un kôan ? C'est là qu'intervient le "doute" (que D.T. Suzuki traduit par "esprit d'investigation"). Le doute est d'abord dit "rudimentaire", en ce sens qu'il est porté par l'intellect. Il va et vient, un peu comme la concentration sur la respiration. Puis il devient profond et pénétrant quand le kôan est, en quelque sorte, "oublié". Il n'y a plus de kôan et l'adepte entre dans un samadhi qui va provoquer une "réponse". On comprend bien que quand le doute devient profond et que le kôan disparaît, on n'est plus dans la concentration avec objet, puisque l'objet a disparu.

La nature de la réponse est proposée au maître. Soit elle est "correcte", et alors il peut s'agir d'un kensho, soit elle ne l'est pas. Si elle est correcte, il existe des kôans "secondaires" qui vont permettre de tester la présence (ou l'absence) de Prajna. Si elle n'est pas correcte (ou manque de profondeur en ce sens que Prajna n'est pas efficiente) l'adepte retourne sur le zafu.

Dans le Rinzaï, on le voit, la pratique de zazen est d'abord avec objet, parce que le pratiquant n'est pas nécessairement éveillé à sa vraie nature, puis quand l'objet disparaît, il y a une réponse qui se forme spontanément. Si cette réponse est le fait de Prajna, le maître le sait (ou dispose de moyens efficaces de le savoir et de déjouer tout "tricheur" qui se serait fait remettre un document de réponses par des détours malhonnêtes).

Ce qu'il importe de comprendre à présent, c'est qu'il n'y a pas de Zen (au sens Rinzaï du terme) sans kensho. Puisque le kensho est la disparition de l'objet de la pratique dans le samadhi de Prajna (ou Samadhi du sans forme), la pratique du zazen dans le Zen Rinzaï est nécessairement une pratique sans objet et sans recherche puisque 'on ne recherche plus ce qu'on a trouvé, bien évidemment.

Reste ensuite le fait que le kensho n'est pas libérateur. Dans les dix tableaux du dressage du buffle, il est situé au 3ème (apercevoir le buffle). Dans les 4 portes du Connaître de l'esprit éveillé (d'Hakuin), c'est la 1ère porte (porte de l'inspiration). Par conséquent, toute la pratique de zazen, à partir du kensho ne consistera pas à chercher quelque chose qu'on a déja vu ou aperçu, mais à consolider ou à murir ce que l'on a expérimenté. Car quiconque a fait l'expérience du kensho sait que la "coïncidence" n'est pas définitive. La coïncidence est la disparition de la dualité sujet/objet en sorte que l'objet de la pratique a "disparu" (quand l'esprit est l'objet de la pratique, sa disparition est la reconnaissance de sa vacuité). Il faut donc pratiquer cette coïncidence, la provoquer aussi souvent que nécessaire, puis l'oublier elle aussi, évidemment, jusqu'à ce qu'il y ait une authentique Libération.

Voilà, très survolé, ce qu'est la pratique de zazen dans le Rinzaï. J'espère avoir montré en quoi elle est différente d'une pratique dualiste, avec objet, bien que celle-ci est inévitable au début de la pratique (début qui peut durer plusieurs années).

Enfin, je vais finir sur ce post avec Bankeï, célèbre maître rinzaï, qui a cherché sa véritable nature au péril de sa vie (il a failli mourir). Voici comment il a atteint sa libération, et l'on verra bien que la pratique de zazen qu'il propose n'est pas très différente de celle dans le Sôtô.

« Quand on demeure dans le Non-né, on demeure dans la Source même d'où viennent tous les Bouddhas et tous les Patriarches. Quand on est définitivement convaincu de la pensée que l'esprit de Bouddha est le Non-né, personne ne peut découvrir le lieu où vous êtes ; même les Bouddhas et la Patriarches sont incapables de vous localiser, vous êtes entièrement inconnus d'eux. Quand on est parvenu à cette conviction décisive, il suffit de rester tranquillement assis, sur le tatami, et d'être un vivant Nyorai (Tathagata), et il n'est plus nécessaire de s'exercer aussi péniblement que je l'ai fait. »
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