Les quatre portes du Connaître de l'esprit éveillé

Dumè Antoni

Ce texte a été rédigé par Hakuin (1685 — 1769), maître et réformateur du Zen Rinzaï. C'est lui qui institua la pratique des kôans (pratique toujours d'actualité chez les bonzes) selon une méthode spécifique, qui ne consiste pas à les étudier ou les commenter (bien que ça ne soit pas exclu, dès lors que lui-même les commenta), mais à immerger l'esprit du pratiquant dans le "cas", en sorte qu'un "doute" se développe ; "doute" qui va consister à faire "disparaître" subitement la porte de l'esprit discursif, analytique, duel... et permettre au pratiquanr de passer justement la "porte sans porte" pour voir dans sa vraie nature.

Les quatre portes du Connaître de l'esprit éveillé sont une version "moderne" (en tout cas, contemporaine à Hakuin) des dix tableaux du dressage du Buffle (dont je parlerai ultérieurement pour faire plaisir à Ted ;-) )

Il s'agit ici d'un résumé d'après la traduction d'Albert Low (disciple de Philip Kapleau, dans l'ouvrage "Dans la Forge du Maître Hakuin") en éliminant les passages "arrangés" pour aller à l'essentiel.

Dans le premier post, je communique le texte "en l'état", et je proposerai mes commentaires dans les posts suivants.
Hakuin a écrit : Doute, foi et détermination

Quel est le connaître du grand miroir parfait ? Si un débutant désire pénétrer cette "grande affaire", c'est à dire sa propre nature originellement éveillée, il doit d'abord mobiliser un grand doute, une grande foi et une grande détermination. Lorsque foi, doute et détermination sont mobilisés, vous devez constamment vous demander :"Qui est le maître de la vision et de l'audition ?" Que vous marchiez, soyez debout ou couché, au milieu de circonstances favorables ou défavorables, plongez votre esprit dans ce questionnement : "Qui est-ce qui voit tout ici et maintenant ? Qu'est-ce qui entend ?"

Questionnant ainsi - qu'est-ce que c'est ? - si vous parvenez à douter sans cesse, votre effort deviendra solide et unifié, transformé en une seule masse de doute pénétrant le ciel et la terre. L'esprit se sentira suffoquer, le mental connaîtra la détresse, comme un oiseau en cage, comme un rat pris dans un tube de bambou et qui ne peut s'échapper.

A ce moment, si vous continuez d'avancer sans reculer, vous aurez l'impression de rentrer dans un univers de cristal. Le monde entier, au-dedans et au-dehors, les nattes et le plafond, les champs et les montagnes... tous sont tels qu'ils sont mais comme des illusions, des rêves... Lorsque vous ouvrez clairement les yeux, l'esprit présent, vous verrez avec certitude un monde inconcevable qui semble exister et aussi, d'une certaine manière, ne pas exister. C'est ce qu'on appelle le moment où l'esprit du connaître devient manifeste.

1 - La Porte de l'Inspiration

Si vous pensez que cela est merveilleux et extraordinaire et que vous vous attachez à cet état, vous tomberez dans la caverne des démons et ne verrez jamais la véritable nature éveillée.

A ce point, si vous ne vous accrochez pas à votre état mais éveillez votre esprit à un effort acharné, vous ferez de temps à autre l'expérience de choses telles qu'oublier que vous êtes assis quand vous vous êtes assis, oublier que vous êtes debout quand vous êtes debout...

Si alors vous continuez à avancer sans battre en retraite, l'esprit conscient se fracassera soudainement et la nature éveillée apparaitra tout à coup. C'est ce qu'on appelle le connaître du grand miroir parfait.

C'est la première phase de l'inspiration. Il vous est possible de discerner tout d'un coup la source des quatre vingt mille doctrines ainsi que leur infinies significations subtiles. Quand l'un devient, tout devient. Quand l'un décline, tout décline. Rien ne manque. Aucun principe n'est incomplet. Le nouveau Bodhisattva, cet enfant nouveau né du Bouddha, révèlera le soleil de la sagesse de la nature éveillée. Mais les nuages de ses actions passées ne seront pas cependant complètement dispersés.

Parce que le pouvoir de la voie est faible et la perception de la réalité n'est pas parfaitement claire, le connaître du grand miroir parfait est associé à la porte de l'Est et est appelé "porte de l'inspiration". C'est comme le soleil se levant à l'Est - même si les montagnes, les rivières et la terre reçoivent les rayons du soleil, sa lumière ne les réchauffe pas encore. Même si vous avez clairement vu la voie, si votre pouvoir de pénétration n'est pas assez fort, vous serez gêné par les afflictions chroniques et ne serez pas encore libre et indépendant dans les situations agréables ou adverses. C'est comme quelqu'un qui réussit à apercevoir le buffle après l'avoir longtemps cherché. S'il ne le tient pas fermement par le licou, le buffle finira tôt ou tard par s'échapper. Une fois le buffle aperçu, faites du dressage du buffle votre unique préoccupation. Sans cette pratique après l'éveil, beaucoup de gens qui ont vu la réalité ratent la cible. Par conséquent, pour atteindre le connaître de l'égalité, il ne faut pas s'attacher au connaître du grand miroir parfait. Allez de l'avant, concentrez-vous sur la pratique après l'éveil.

2 - La porte de la pratique

Tout d'abord, à l'aide de la perception intime que vous avez du connaître même, éclairez tous les mondes avec une vision rayonnante.

Quand vous voyez quelque chose, brillez au travers. Quand vous entendez quelque chose, brillez au travers. Brillez au travers des six skandas, des six chants de la perception sensible... Pénétrez toutes choses, internes et externes, éclairez-les de part en part. Quand ce travail devient ininterrompu, alors, la perception de la réalité devient parfaitement, incontestablement claire ; c'est comme regarder dans la paume de votre main.

A ce point, tout en intensifiant le recours à cette vision claire, lorsque vous rentrez dans l'éveil, brillez au travers, lorsque vous vous trouvez dans des circonstances agréables, brillez au travers, si vous avez des moments difficiles, briller au travers ; si l'avidité ou le désir se manifestent, brillez au travers. Si c'est la colère ou la haine, brillez au travers. Si vous agissez par ignorance, brillez au travers. Quand les trois poison de la haine, de l'avidité et de l'ignorance ont disparu et que l'esprit est pur, brillez au travers de cet esprit pur... Si vous ne reculez pas, le karma créé par vos actions passées se dissoudra naturellement. Vous serez libéré d'une manière inimaginable.

Votre façon d'agir sera conforme à votre compréhension. L'hôte et le visiteur fusionneront complètement. Le corps et l'esprit ne seront plus deux, il n'y aura aucune obstruction entre ce que vous êtes et la manière dont vous apparaissez. Atteindre cet état de véritable équanimité s'appelle connaître l'égalité comme étant la nature de la réalité.

Cette façon de connaître est associée à la direction sud et est appelée la "porte de la pratique". C'est comme lorsque le soleil est au sud. Sa lumière est puissante et il éclaire les endroits les plus obscurs dans les vallées profondes. Il fait fondre la glace la plus solide et assèche le sol humide. Même si un Bodhisattva est doté de l'oeil qui voit la réalité (kensho), il doit passer cette porte de la pratique, sinon il ne pourra pas disperser les obstacles causés par les afflictions et les actions et par conséquent ne pourra atteindre l'état de délivrance et de liberté. Quelle pitié, quel malheur ce serait !

3 - La porte de l'éveil

Après avoir atteint la sphère non duelle de l'égalité de la réalité, il est essentiel que vous compreniez clairement le profond principe de différentiation des éveillés. Ensuite, vous devez maîtriser les méthodes pour venir en aide aux êtres sensibles. Sinon, même si vous avez atteint le connaître spontané, vous demeurerez dans le nid du Hinayana et serez incapable de réaliser le connaître total, sans obstruction. Vous n'aurez pas la liberté de vous adapter aux conditions requises pour venir en aide aux êtres sensibles, pour vous éveiller et éveiller les autres et pour atteindre l'ultime Grand Eveil où la présence et l'action sont entièrement parfaites. C'est pourquoi vous devez éveiller en vous une attitude de profonde compassion et vous engager à aider tous les êtres sensibles en tous lieux.

Tout d'abord, vous devrez étudier, jours et nuits les paroles du Bouddha et des patriarches de manière à pouvoir pénétrer les principes des choses dans leur infinie diversité.

S'il vous reste de l'énergie, vous devriez clarifier les profonds principes des différentes philosophies. Par contre, si cela s'avère fastidieux, vous ne ferez que gaspiller votre énergie inutilement. Si vous examinez à fond les paroles des Bouddhas et patriarches qui sont difficiles à pénétrer, et si vous atteignez leur signification essentielle, la compréhension parfaite resplendira et les principes de toutes choses seront naturellement complètement clairs. C'est ce qui s'appelle "avoir l'oeil pour lire les sutras". Les paroles des Bouddhas et des patriarches sont extrêmement profondes et il ne faut pas croire en avoir épuisé le sens parce qu'on en fait le tour une fois ou deux...

Si vous n'entrez pas dans la forge du Bouddha et des patriarches qui est si pénible à traverser, si vous ne faites pas des efforts répétés pour vous affiner par la souffrance et la douleur, le connaître total et indépendant ne pourra pas se manifester. Pénétrer les barrières du Bouddha et des patriarches maintes et maintes fois, répondre au potentiel des êtres partout avec une technique maîtrisée et libre, cela s'appelle le connaître subtil de l'observation-discernement.

C'est l'état du Corps de Félicité parfaitement réalisé. Il est associé à la direction ouest et est appelé "porte de l'éveil". C'est comme le soleil qui, passé le plein midi, descend graduellement vers l'ouest. Le grand connaître de l'égalité se situe juste au zénith, mais les capacités des êtres sensibles ne peuvent y être vues et les enseignements de la différentiation des choses n'y sont pas clairs. Si vous ne vous arrêtez pas à la sphère de l'éveil de soi comme réalisation intérieure, mais si, plutôt, vous cultivez ce connaître subtil de l'observation-discernement, vous avez fait tout ce que vous pouviez faire. Votre tâche terminée, vous pouvez joindre la terre de repos.

La terre de repos n'est pas encore au soleil couchant. On la rejoint lorsqu'on a réalisé toutes les façons de connaître, lorsqu'on a parachevé l'éveil. Car l'éveil de soi et des autres ainsi que l'accomplissement de la présence et de l'action sont considérés comme l'ultime et réel éveil.

4 - La porte du nirvana

C'est la porte secrète du contrôle de l'esprit et la sphère de la libération ultime. C'est le connaître sans aucune souillure, une vertu incréée. Si vous ne réalisez pas cette façon de connaître, vous ne pouvez pas accomplir librement ce qui doit être accompli pour votre bienfait et celui des autres. C'est la voie sans effort. Parce que la voie précédente du connaître par la différentiation est obtenue grâce à une pratique correcte, elle est encore dans la sphère du perfectionnement : la réalisation est obtenue par la pratique. C'est donc une façon de connaître qui est atteinte par l'effort. Le connaître de la perfection de l'action transcende les limites de la pratique, de la réalisation et de l'accès par l'étude. Elle est au-delà de toute démonstration ou explication.

On pourrait dire que connaître par la voie de la différentiation est comme la fleur du plein éveil : la pratique est cette fleur qui éclôt. D'un autre côté, connaître et "faire ce qui doit être fait" est fruit qui mûrit. Il ne vous est pas possible de voir cela même en rêve à moins d'avoir passé les dernières étapes de transcendance de notre école. C'est pourquoi il est dit qu'au dernier mot vous arriverez enfin à la barrière impénétrable.

La direction ne se trouve pas au moyen d'explications verbales. Si vous voulez atteindre ce lieu, raffinez la voie subtile de l'observation-discernement par la différentiation en travaillant les kôans qui sont si difficiles à pénétrer. Faites fondre dans le haut-fourneau des centaines et des centaines de fois. Même si vous avez pénétré plusieurs kôans, répétez l'opération encore et encore, cherchant méticuleusement quel est ce petit joyau de vérité au-delà de toutes les conventions dans cette grande affaire de transcendance. Si vous ne cessez d'avancer dans votre examen des paroles des Anciens, un jour vous connaîtrez cette petite merveille.

Mais quand même, si vous ne cherchez pas un maître éveillé et n'entrez pas personnellement dans sa forge, vous ne serez pas capable de sonder les profondes subtilités. Le seul ennui est que les maîtres authentiques du Zen sont extrêmement rares et il est difficile de les trouver.

Mais si quelqu'un s'applique en ceci avec la plus grande énergie et parvient à une pénétration claire, il atteint la liberté dans toutes les voies, transcende les domaines des Bouddhas et des démons, résout les points de friction, supprime les chaînes, arrache les clous et les chevilles et conduit les gens à la sphère de la pureté et de la tranquillité.

Ceci est appelé le "connaître nécessaire à l'accomplissement de l'action". Il est associé à la direction nord et est appelé la porte du nirvana. C'est comme lorsque le soleil est au nord, qu'il est minuit et que le monde est plongé dans l'obscurité. Atteindre cette sphère de connaître n'est pas à la portée de la compréhension - même le Bouddha ne peut voir, encore moins les étranger et les démons. C'est l'état tout à fait paisible de la pure réalité des Bouddha et des patriarches, le buisson de ronces où les moines aux robes rapiécées s'assoient, s'étendent et marchent vingt quatre heures par jour. On l'appelle "le grand nirvana" plein des quatre attributs (soi, pureté, béatitude, éternité). Il est aussi appelé "connaître la nature essentielle de l'univers" où les quatre façons de connaître sont pleinement accomplies. Le centre signifie l'harmonisation des quatre façons de connaître dans un tout, et la nature essentielle de l'univers signifie le roi de l'éveil, le maître des enseignements, et étant roi du Dharma, libre de toutes directions...
Dumè Antoni

Je propose à présent de faire quelques commentaires sur ce texte d'Hakuin.

Cette partie concerne le chapitre "Doute, foi et détermination" qui est un préalable au passage par la première porte (de l'inspiration).
Hakuin a écrit :Quel est le connaître du grand miroir parfait ?
ici, Hakuin fait directement référence au Dharmakaya. Le Dharmakaya est la nature de Bouddha, l'esprit de Bouddha. Il conjugue à la fois la Vacuité et l'Illumination (le BT dit "Clarté"). L'Illumination est l'activité de Prajna, et la Vacuité est la nature intrinsèque de l'esprit. La référence au miroir est classique dans le Zen, car un miroir n'est ni affecté par les reflets, ni saturé par ceux-ci. Mais il est aussi "vide de lui-même" en ce sens qu'il n'y a pas d'entité miroir à nettoyer (référence à la gatha de ShenXiu corrigée par Huineng). Cela étant il ne serait pas correct de faire du Dharmakaya un phénomène "vide de lui-même". S'il est précisément vide de lui-même, cela signifie qu'il est exempt de toutes caractéristiques phénoménales. De fait, ce n'est pas un objet à nettoyer ni à voir au sens d'une vue dualiste.
Si un débutant désire pénétrer cette "grande affaire", c'est à dire sa propre nature originellement éveillée, il doit d'abord mobiliser un grand doute, une grande foi et une grande détermination
Hakuin disait que pour passer un kôan, c'est à dire pour le vider de sa substance (c'est la "passe sans porte"), il faut mobiliser trois choses (parfois appelées "les Trois Piliers du Zen") :
1) Un grand doute
2) Une grande foi
3) Une grande détermination.
Hakuin précisait que s'il manquait un seul de ces piliers, alors la pratique serait assimilable à un chaudron à qui il manquerait un pied : il serait bancal et serait incapable de remplir correctement sa fonction.

Parmi ces trois piliers, le "grand doute" est le plus important. Hakuin disait d'ailleurs : "petit doute, petit satori ; grand doute, grand satori".

Qu'est-ce qu'un doute dans le Zen ? Un doute est un état d'instabilité intellectuelle et spirituelle. Par exemple, si l'on pense avec foi que l'on a la nature de Bouddha, mais si l'on constate cependant que nous ne sommes pas des Bouddhas (en ce sens que nous sommes affectés par nos charges karmiques respectives), on est partagé entre notre foi et notre constat objectif qui contredit notre foi. Le doute fait donc s'opposer un fait à son contraire. Par exemple, si un matin vous vous réveillez et que votre nez a disparu de votre visage, vous seriez dans un réel état de panique, non seulement parce que le nez est important dans un visage, mais aussi parce qu'il est impossible que votre nez ait disparu ! Vous serez donc pris d'un "grand doute" et n'aurez de cesse de le rechercher jusqu'à le retrouver. C'est la fameuse parabole d'Enyadatta du Sutra de Ryogon (Enyadatta se réveilla un matin en constatant qu'elle avait perdu sa tête). De la même façon qu'Enyadatta n'avait de cesse de retrouver sa tête, le pratiquant zeniste n'a de cesse de (re)trouver sa nature de Bouddha. Bien évidemment, de la même façon qu'Enyadatta n'avait pas perdu sa tête (comme vous n'avez pas perdu votre nez), aucun être sensible n'a perdu sa nature de Bouddha. N'empêche que jusqu'à ce que cette nature soit vue, réalisée, affirmée... le doute est maintenu.
Lorsque foi, doute et détermination sont mobilisés, vous devez constamment vous demander :"Qui est le maître de la vision et de l'audition ?" Que vous marchiez, soyez debout ou couché, au milieu de circonstances favorables ou défavorables, plongez votre esprit dans ce questionnement : "Qui est-ce qui voit tout ici et maintenant ? Qu'est-ce qui entend ?"
Hakuin fait ici référence aux kôans d'ouverture classique. "Qui est le maître ?" (de la vision, de l'audition...) est appelé dans le Ch'an un Huat'ou, c'est à dire littéralement un "mot-tête". Ce mot tête peut être limité à "Qui ?", en ce sens que le reste de la question "va de soi". Dans le kôan "Mu", "Mu" est le mot tête. Il contient, à lui seul, le doute contenu dans la question "Pourquoi ne vois-je pas ma nature de Bouddha si j'ai la nature de Bouddha ?". Quand on est familiarisé avec son kôan, seul le mot-tête est maintenu à l'esprit...
Questionnant ainsi - qu'est-ce que c'est ? - si vous parvenez à douter sans cesse, votre effort deviendra solide et unifié, transformé en une seule masse de doute pénétrant le ciel et la terre. L'esprit se sentira suffoquer, le mental connaîtra la détresse, comme un oiseau en cage, comme un rat pris dans un tube de bambou et qui ne peut s'échapper.
Hakuin exprime ici ce par quoi lui-même est passé quand il doutait sur son kôan. Cette attitude n'exprime rien d'autre que la "grande foi" et la "grande détermination" dont il était animé.
A ce moment, si vous continuez d'avancer sans reculer, vous aurez l'impression de rentrer dans un univers de cristal. Le monde entier, au-dedans et au-dehors, les nattes et le plafond, les champs et les montagnes... tous sont tels qu'ils sont mais comme des illusions, des rêves... Lorsque vous ouvrez clairement les yeux, l'esprit présent, vous verrez avec certitude un monde inconcevable qui semble exister et aussi, d'une certaine manière, ne pas exister. C'est ce qu'on appelle le moment où l'esprit du connaître devient manifeste.
Ici, Hakuin décrit sa propre expérience de l'instant qui précède le kensho. C'est un état de grande fixation mentale (Samadhi), où les notions d'être (existence) ou de non-être (non existence) sont abolies en ce qu'elles coexistent. C'est l'instant où le doute disparaît de la conscience et que tout est vu clairement (comme à travers un cristal pur). Mais ce n'est pas (encore) le kensho.
ted

Dumè Antoni a écrit : Par exemple, si un matin vous vous réveillez et que votre nez a disparu de votre visage, vous seriez dans un réel état de panique, non seulement parce que le nez est important dans un visage, mais aussi parce qu'il est impossible que votre nez ait disparu ! Vous serez donc pris d'un "grand doute"...
Ha Ha ! :D
C'est marrant, c'est souvent comme ça qu'on se réveille dans les rêves lucides : par le doute.

Et d'ailleurs, l'un des entrainements au RL est de douter de la réalité (la "vraie", celle de veille).
Et quand on doute de la réalité, il se passe des choses étonnantes.
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L'autre jour je me suis réveillée en parlant...
"Mais qu'est-ce que tu as fait de ta vie ?"
Et hop du tac au tac une réponse est tombée: "oui mais j'ai rencontré le dhamma"
Ce n'était pas moi qui parlait.
Les rêves déboulaient sur la phase réveil, continuant leur course sous mon regard éberlué.
C'était comme au cinéma mais là ça se terminait bien. :)

Bon ok je sors, les mots déboulent encore...
Cinq clefs pour la parole correcte :
- dire au bon moment, prononcer en vérité, de façon affectueuse, bénéfique et dans un esprit de bonne volonté."
Dumè Antoni

Et d'ailleurs, l'un des entrainements au RL est de douter de la réalité (la "vraie", celle de veille).
Et quand on doute de la réalité, il se passe des choses étonnantes.
J'imagine que c'est l'équivalent du cas envisagé dans le Taöisme où il est question d'un homme qui rêve d'être un papillon et qui, quand il se réveille, ne sait pas s'il est un homme ayant rêvé d'être un papillon ou s'il est un papillon en train de rêver qu'il est un homme. C'est une forme de doute, en effet, mais ce n'est pas exactement celui du Zen. Car dans le cas de l'homme et du papillon, il est "logiquement" impossible de trancher (ce qui n'est pas tout à fait vrai, mais passons), en ce sens que la réalité du papillon n'est pas moins "réelle" que celle de l'homme (c'est l'idée reprise dans les thérapies brèves telle que l'hypnose quand on constate que le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui est vrai et ce qui est imaginaire ; la preuve dans les rêves), tandis que dans le Zen, l'on peut trancher (et c'est heureux) car, sauf accident ou folie, on finira toujours par retrouver son nez ; je veux dire... sa nature de Bouddha. :lol:
Dumè Antoni

Je poursuis mes commentaires en abordant à présent la 1ère porte : la porte de l'inspiration.

Pour fixer les idées et les rapprocher des dix tableaux du dressage du buffle, le paragraphe "Doute, foi et détermination" concerne les deux premiers tableaux :
1) Chercher le buffle
2) Trouver les empreintes.
Le passage par la porte de l'inspiration concerne le 3ème tableau : Première apparition du buffle.
Hakuin a écrit :Si vous pensez que cela est merveilleux et extraordinaire et que vous vous attachez à cet état, vous tomberez dans la caverne des démons et ne verrez jamais la véritable nature éveillée.
Hakuin fait ici référence à l'état de fixation mentale qu'on appelle "samadhi" et qui précède le kensho. Il dit que s'attacher à cet état, précisément parce qu'il est "délicieux" ou "merveilleux" conduit à sombrer dans "la caverne des démons". Il se trouve que beaucoup de pratiquants confondent le samadhi avec le kensho. Parce que le samadhi revient en quelques sortes à "geler" les pensées et entrer dans un état de quiétude. La sensation d'un bonheur intense, quelquefois accompagnée de véritables orgasmes incessants avec érection (ne riez pas, ça m'est arrivé ::mr yellow:: ), conduit très souvent le pratiquant à renouveler cet exercice fréquemment. C'est bien entendu une impasse spirituelle et c'est pourquoi Hakuin dit que cela revient à tomber dans la caverne des démons.
A ce point, si vous ne vous accrochez pas à votre état mais éveillez votre esprit à un effort acharné, vous ferez de temps à autre l'expérience de choses telles qu'oublier que vous êtes assis quand vous vous êtes assis, oublier que vous êtes debout quand vous êtes debout...
Hakuin montre que la difficulté de ne pas s'attacher à l'état samadhique nécessite des "efforts acharnés" pour en sortir et aller plus loin. On réalise ici que la pratique pour passer cette première porte n'est pas spécialement une partie de plaisir. On est très loin de l'attitude quiétiste qui consiste à laisser les choses aller à leur guise. On contraire, on empoigne son kôan ou son Huat'ou ("Qui ?") au point d'en perdre le sens de la réalité. A ce sujet on réalise que cette pratique est très difficile pour les laïcs engagés dans une vie sociale, familiale... mais qu'elle est en revanche (et c'est du reste prévu pour ça) tout à fait possible en monastère. Les moines y séjournent en moyenne une dizaine d'années pour parfaire leur pratique. Parfois plus, et parfois moins. Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que ce n'est pas une mince affaire. Chez les laïcs, d'après T. Jyoji, seuls ceux qui pratiquent assidûment depuis de longues années peuvent espérer franchir la première porte. C'est parfois tellement désespérant qu'il est tentant de laisser tomber et de pratiquer en se contentant de ce que l'on a obtenu. C'est peut-être une forme de sagesse que de prendre une telle décision, mais ça n'est pas la pratique Zen Rinzaï traditionnelle.
Si alors vous continuez à avancer sans battre en retraite, l'esprit conscient se fracassera soudainement et la nature éveillée apparaîtra tout à coup. C'est ce qu'on appelle le connaître du grand miroir parfait.
Voilà le moment tant attendu : quand "l'esprit conscient se fracassera soudainement et la nature éveillée apparaîtra tout à coup". C'est le kensho. C'est le 3ème tableau : Apercevoir le buffle.

Que peut-on en dire ? D'abord qu'il nécessite d'aller plus loin que l'état samadhique. Ensuite qu'il y a l'idée d'une rupture, d'un hiatus, d'une solution de continuité entre l'esprit "conscient" et la "nature éveillée". Le premier se "fracasse" nous dit Hakuin, tandis que la nature éveillée (qui est Prajna) apparaît "tout à coup". Il importe ici de faire la différence entre "l'esprit conscient" et "la nature éveillée" qui est Prajna. D'abord, le fait que le premier se fracasse ne signifie pas que le pratiquant sombre dans l'inconscience, qu'il tombe dans les pommes, mais qu'il s'ouvre pour que Prajna puisse y briller sans encombre. Dans le Zen de Huang po (le maître de Rinzaï), ce passage est appelé "coïncidence". Comment expliquer cela ? Supposez que vous preniez des jumelles pour observer un objet au loin. Si vos jumelles ne sont pas adaptées à votre vue, vous verrez trouble, flou. Un peu comme si les verres n'étaient pas propres, limpides. Puis en agissant sur la molette, vous rapprochez ou éloignez les deux lentilles pour arriver à y voir clair. C'est cela, la coïncidence. Mais attention, ce qui est à voir n'est pas ce que vous verrez clairement avec vos jumelles ajustées, bien que ce soit bien évidemment pour cela que vous les avez ajustées. Non, ce qui est à voir, c'est le fait que vous n'êtes plus gênés par l'image floue. Quelque chose a disparu de votre vue et c'est justement cet esprit dualiste, cet "ego", cet "atman" que vous pensiez exister comme une réalité indiscutable et qui troublait non seulement votre quiétude mais votre compréhension des choses et du monde. Et quand vous regardez l'extérieur (c'est à dire les objets que vous vouliez regarder avec vos jumelles), c'est comme si vous y étiez. C'est comme si cet éloignement disparaissait et que vous pouvez toucher du doigt ce qui vous semblait si loin. Bien sûr, cette métaphore des jumelles ne remplace pas l'expérience, mais elle est très correcte, je vous le garantis.

A présent, si vous avez bien compris ce sujet, vous pouvez comprendre (au moins intellectuellement) comment être capable de ramener le trésor enfui au fond de l'océan sans vous mouiller. Ou encore comment entendre le son d'une seule main. Si ce n'est pas clair, alors il faut essayer de vous y mettre (si ça vous intéresse, bien évidemment)

Quand vous voyez de cette manière (c'est à dire "comme si vous y étiez"), c'est ce qu'Hakuin nomme "le connaître du grand miroir parfait", c'est à dire le connaître (qui est le fait de Prajna) du Dharmakaya grâce à sa vacuité intrinsèque et infiniment pure, limpide.
C'est la première phase de l'inspiration. Il vous est possible de discerner tout d'un coup la source des quatre vingt mille doctrines ainsi que leur infinies significations subtiles. Quand l'un devient, tout devient. Quand l'un décline, tout décline. Rien ne manque. Aucun principe n'est incomplet. Le nouveau Bodhisattva, cet enfant nouveau né du Bouddha, révélera le soleil de la sagesse de la nature éveillée.
La première phase de l'inspiration, c'est donc le kensho et c'est le 3ème tableau du dressage du buffle. "Il vous est possible de discerner tout d'un coup la source des quatre vingt mille doctrines ainsi que leur infinies significations subtiles". Cela signifie que vous avez la Vue, la Compréhension Juste au sens du 1er pas de l'Octuple Sentier. Vous voyez que ce n'est pas grand chose sur la Voie ; c'est juste le 1er pas de l'OS. Mais parce que c'est le 1er pas, on dit que le Zen commence avec le kensho.

Et parce que ce n'est que le 1er pas, auquel on peut adjoindre le second : "Pensée Juste" et le 3ème : "Parole Juste" (parce que si l'on discerne tout d'un coup la "source des quatre vingt mille doctrines et leurs infinies significations subtiles"), on peut comprendre qu'on ne peut ni avoir une pensée erronée, ni une parole qui ne soit pas "juste".
Mais les nuages de ses actions passées ne seront pas cependant complètement dispersés.
Voilà qui est intéressant : le kensho ne libère pas des "nuages de ses actions passées". Le kensho, bien qu'assurant la Vue Juste (en Compréhension, Pensée en Parole), n'est pas libérateur. Le pratiquant est encore sous l'emprise de ses passions perturbatrices, de ses "névroses" (pour employer une expression psychologique).
Parce que le pouvoir de la voie est faible et la perception de la réalité n'est pas parfaitement claire, le connaître du grand miroir parfait est associé à la porte de l'Est et est appelé "porte de l'inspiration". C'est comme le soleil se levant à l'Est - même si les montagnes, les rivières et la terre reçoivent les rayons du soleil, sa lumière ne les réchauffe pas encore. Même si vous avez clairement vu la voie, si votre pouvoir de pénétration n'est pas assez fort, vous serez gêné par les afflictions chroniques et ne serez pas encore libre et indépendant dans les situations agréables ou adverses.
Voilà, c'est dit : notre pouvoir de pénétration n'est pas assez fort et l'on est gêné par des "afflictions chroniques" et l'on ne sera pas encore libre. Quand on lit ça, certains se demandent à quoi ça sert de pratiquer aussi durement pour ne pas être meilleur que l'on est ? Est-on sûr que l'on n'est pas meilleur ? Peut-on faire le mal si l'on a la Compréhension Juste, si nos pensées sont justes ou si notre parole est juste ? Huineng disait que le Mental (entendez : la nature éveillée — par Prajna — du mental) est libre de troubles, d'erreurs, et de souillure. Comment une telle nature pourrait-elle faire le mal ? Quand elle bouscule les vues fausses avec vigueur ? Alors, c'est un "mal" pour le "bien".
C'est comme quelqu'un qui réussit à apercevoir le buffle après l'avoir longtemps cherché. S'il ne le tient pas fermement par le licou, le buffle finira tôt ou tard par s'échapper. Une fois le buffle aperçu, faites du dressage du buffle votre unique préoccupation. Sans cette pratique après l'éveil, beaucoup de gens qui ont vu la réalité ratent la cible. Par conséquent, pour atteindre le connaître de l'égalité, il ne faut pas s'attacher au connaître du grand miroir parfait. Allez de l'avant, concentrez-vous sur la pratique après l'éveil.
Voilà : ici nous retrouvons le lien avec les 10 tableaux du dressage du buffle. Attraper le buffle et le domestiquer (en le "tenant fermement par le licou") sont les 4ème et 5ème tableaux du dressage du buffle :
4) Attraper le buffle
5) Domestiquer le buffle.

Si l'on n'y parvient pas, on risque de "perdre la cible même si l'on a vu la réalité".

Et pour éviter cela, de perdre la cible, cela revient à ne pas s'attacher au kensho. Une fois qu'on l'a, il n'y a pas à revenir dessus et en faire tout une histoire. La pratique n'est pas finie. Elle a à peine commencé, si j'ose dire (c'est à dire si je fais abstraction de tout ce qui précède le kensho, ce qui est se moquer du monde, avouons-le ::mr yellow:: )
Dumè Antoni

Je vais donc poursuivre mes commentaires à propos des 4 portes. Ce post concernera la porte de la pratique, qui est la 2ème porte. On comprend bien ici que la pratique du Zen commence avec le kensho qui fait l'objet de la 1ère porte (de l'inspiration). Cette pratique suppose donc que le kensho est obtenu.
Hakuin a écrit :Tout d'abord, à l'aide de la perception intime que vous avez du connaître même, éclairez tous les mondes avec une vision rayonnante.
Lorsque le kensho est obtenu, on comprend ce que signifie "l'éclairage de Prajna" dans la conscience (et distinguer par la même occasion la conscience de Prajna). Hakuin propose donc ici d'observer le monde avec cet "éclairage", c'est à dire avec Prajna. Dans la pratique, que ce soit Sîlâ ou Dhyana, il convient d'y mettre Prajna. Sans Prajna, il n'y a pas de pratique authentique. Prajna est la Sapience, c'est à dire l'esprit connaissant (ou omniscient) de Bouddha. Cette Sapience n'est active que dans la nature de Bouddha, ce qui implique qu'elle n'existe pas spontanément dans la conscience. La conscience (quelle que soit l'une des 8 consciences dans le Bouddhisme) doit être éclairée par Prajna pour qu'il y ait reconnaissance de sa vraie nature. Il importe donc de distinguer l'expression "éclairez tous les mondes avec une vision rayonnante (ou pénétrante)" de la notion moderne de "pleine conscience". La "pleine conscience" n'étant pas pourvue spontanément de Prajna ne mène à aucune réalisation bouddhique.
Quand vous voyez quelque chose, brillez au travers. Quand vous entendez quelque chose, brillez au travers. Brillez au travers des six skandas, des six chants de la perception sensible... Pénétrez toutes choses, internes et externes, éclairez-les de part en part. Quand ce travail devient ininterrompu, alors, la perception de la réalité devient parfaitement, incontestablement claire ; c'est comme regarder dans la paume de votre main.
Ceci n'est pas différent de ce que l'on nomme "vipassana". C'est l'attention portée aux objets des sens avec l'oeil éclairant ou pénétrant de Prajna. C'est donc la "vision pénétrante", au sens noble et réel, et qui n'a rien (ou pas grand chose) à voir avec l'attention mentale portée aux objets. Prajna étant présente dans l'esprit éclairé du pratiquant, il n'y a pas d'effort mental à faire. C'est l'attitude juste par essence. Cette attitude est présente en permanence, que ce soit dans les actes quotidiens ou dans la posture assise (zazen).

Cette pratique est assimilable au 6ème tableau du dressage du buffle qui est : "Ramener le buffle à la maison". Le buffle est supposé "maîtrisé", ce qui ne signifie pas que les pensées sont immobiles et qu'on est dans un samadhi permanent. Quand Prajna est active, c'est le "samadhi de Prajna" ; le buffle est libre d'aller et venir. Les pensées ne sont plus un obstacle. Dès lors, les pensées peuvent s'élever ou disparaître comme des vagues à la surface de l'océan.
A ce point, tout en intensifiant le recours à cette vision claire, lorsque vous rentrez dans l'éveil, brillez au travers, lorsque vous vous trouvez dans des circonstances agréables, brillez au travers, si vous avez des moments difficiles, briller au travers ; si l'avidité ou le désir se manifestent, brillez au travers. Si c'est la colère ou la haine, brillez au travers. Si vous agissez par ignorance, brillez au travers. Quand les trois poison de la haine, de l'avidité et de l'ignorance ont disparu et que l'esprit est pur, brillez au travers de cet esprit pur... Si vous ne reculez pas, le karma créé par vos actions passées se dissoudra naturellement. Vous serez libéré d'une manière inimaginable.
Hakuin nous dit qu'à partir de cette "vision claire", cest à dire de la vision pénétrante (vipassana), on pénètre tous les états de l'être, les sentiments, les afflictions... jusqu'à ce que le karma se dissolve naturellement. C'est le stade de la libération. C'est le nirvana.
Votre façon d'agir sera conforme à votre compréhension. L'hôte et le visiteur fusionneront complètement. Le corps et l'esprit ne seront plus deux, il n'y aura aucune obstruction entre ce que vous êtes et la manière dont vous apparaissez. Atteindre cet état de véritable équanimité s'appelle connaître l'égalité comme étant la nature de la réalité.
L'hôte et le visiteur sont des notions souvent employées dans le Zen. L'hôte est celui qui garde l'hôtel, immobile, et le visiteur est le client, qui est en mouvement (il ne fait que passer). La fusion de l'hôte et du visiteur est la reconnaissance des pensées comme étant la nature intrinsèque de l'esprit. Les pensées ne sont donc plus un obstacle puisqu'elles ne sont pas différentes de la stabilité naturelle (samadhi) de l'océan (l'esprit). Le connaître de l'égalité est le Samboghakaya. Dans le Dharmakaya, "la forme est le vide", tandis que dans le Samboghakaya, le vide est la forme. Dans le Dharmakaya, la nature de l'esprit est Vacuité. Dans le Samboghakaya, la nature de la Vacuité sont les formes, les êtres, le monde, les pensées... Dharmakaya et Samboghakaya sont donc respectivement l'hôte et le visiteur, c'est pourquoi il est dit "la forme est le vide" (Dharmakaya) et "le vide est la forme" (Samboghakaya). On dit les deux car l'hôte n'est pas seul ; il y a aussi le visiteur. Mais les deux, ici, sont unis dans la même réalité. Hakuin dit "le connaître de l'égalité (de l'hôte et du visiteur) comme étant la nature de la réalité".
Cette façon de connaître est associée à la direction sud et est appelée la "porte de la pratique". C'est comme lorsque le soleil est au sud. Sa lumière est puissante et il éclaire les endroits les plus obscurs dans les vallées profondes. Il fait fondre la glace la plus solide et assèche le sol humide. Même si un Bodhisattva est doté de l'oeil qui voit la réalité (kensho), il doit passer cette porte de la pratique, sinon il ne pourra pas disperser les obstacles causés par les afflictions et les actions et par conséquent ne pourra atteindre l'état de délivrance et de liberté. Quelle pitié, quel malheur ce serait !
Cependant Hakuin ne considère pas cette reconnaissance de la nature de la réalité comme suffisante. Car malgré la capacité du Bodhisattva de "briller à travers", c'est à dire de déployer Prajna dans sa vision du monde, les obstacles causés par les afflictions et les actions ne seront pas dispersés pour autant. La libération n'est pas totale et ce serait effectivement un malheur d'en rester là, après en être rendu là.
Dumè Antoni

Je poursuis mes commentaires : cette fois, il sera question de la 3ème porte, qui est la "Porte de l'Eveil".
Hakuin a écrit :Après avoir atteint la sphère non duelle de l'égalité de la réalité, il est essentiel que vous compreniez clairement le profond principe de différentiation des éveillés.
La sphère non duelle de l'égalité et de la réalité est "l'égalité de l'hôte et du visiteur". Le profond principe de différentiation des éveillés correspond au "Nirmanakaya", c'est à dire quand "le vide est le vide et la forme est la forme". Si l'on ne comprend pas ce principe, on ne peut pas venir en aide aux êtres sensibles. Après l'expérience du Dharmakaya (la forme est le vide) et du Samboghakaya (le vide est la forme) qui constituent, en quelque sorte, les deux faces d'une même pièce (le buffle est "ramené à la maison"), l'on doit comprendre le Nirmanakaya (le vide est le vide et la forme est la forme) qui est, en quelque sorte, "l'oubli" du buffle. Quand le buffle est oublié, seul existe le Moi. Mais ce n'est plus un Moi dualiste, égotique. C'est l'homme qui a retrouvé sa vraie nature, sa vraie place. C'est ce à quoi correspond le kôan : "Où que l'on soit, cette place est le Zendo". Son "vrai Moi", c'est le Zendo, c'est à dire le lieu de la pratique (où que l'on se trouve). C'est ce à quoi correspond le 7ème tableau du dressage du buffle : "Le buffle oublié, le Moi seul existe". A cet instant, on comprend la sentence du Bouddha : "tous les êtres sensibles ont la nature de Bouddha". Cette nature de Bouddha est intimement liée à chaque être sensible. C'est la vrai nature de chaque être sensible, quel qu'il soit. Quand on dit que "chaque être a son propre Dharmakaya", ça correspond au principe de différentiation des éveillés.
Ensuite, vous devez maîtriser les méthodes pour venir en aide aux êtres sensibles. Sinon, même si vous avez atteint le connaître spontané, vous demeurerez dans le nid du Hinayana et serez incapable de réaliser le connaître total, sans obstruction.
Maîtriser les méthodes pour venir en aide aux êtres sensibles, c'est maîtriser parfaitement l'enseignement du Dharma. L'enseignement est réservé aux seuls maîtres zen. De fait, le "connaître spontané" qui est celui de la sphère non duelle de l'égalité, est insuffisant pour enseigner et donc venir en aide aux êtres sensibles. Hakuin nomme "Hinayana" cette insuffisance. Les "Bouddhas pour soi" (qui est un terme péjoratif comme l'est le terme "Hinayana") sont dans l'incapacité de venir en aide aux autres, non pas, bien sûr, par égotisme, mais par méconnaissance des "méthodes". Cette méconnaissance les rend de fait incapable de réaliser ce qu'Hakuin nomme "le connaître total, sans obstruction".

(À suivre)
Dumè Antoni

Hakuin a écrit :Vous n'aurez pas la liberté de vous adapter aux conditions requises pour venir en aide aux êtres sensibles, pour vous éveiller et éveiller les autres et pour atteindre l'ultime Grand Eveil où la présence et l'action sont entièrement parfaites. C'est pourquoi vous devez éveiller en vous une attitude de profonde compassion et vous engager à aider tous les êtres sensibles en tous lieux.
Pour s'adapter aux conditions requises pour venir en aide aux êtres sensibles, c'est à dire pour s'éveiller et éveiller les autres, on doit éveiller en nous une attitude de "profonde compassion". La Compassion est la sagesse qui est générée par Prajna (Sapience) quand l'on réalise la vacuité de l'esprit. Réaliser la vacuité de l'esprit, cela revient à "disparaître" dans la vacuité. Cette disparition révèle l'univers alentour (le "non-soi") comme étant son propre soi. Cette compassion revient à dire que "soi" est "non-soi". Elle (la Compassion) ne peut donc s'éveiller — selon le mode de Prajna — que dans la réalisation de la vacuité de l'esprit. Cette réalisation (qui est donc un éveil) fait de "l'autre" l'équivalent de "soi-même". L'autre est reconnu comme un autre soi-même, avec ses caractéristiques propres, bien entendu, car nous sommes dans le contexte du Nirmanakaya, qui est le principe de différentiation des éveillés. Sauf que l'autre n'est pas nécessairement éveillé (et l'on doit faire l'hypothèse ici que c'est le cas). L'autre est prisonnier du samsara et l'éveiller revient donc à s'éveiller (et se libérer) soi-même. Il est évident que, de ce point de vue, sans ce "principe de différentiation", l'on ne peut pas comprendre que l'on ne peut pas être totalement libéré s'il existe (ou reste) un seul être sensible prisonnier du samsara.
Tout d'abord, vous devrez étudier, jours et nuits les paroles du Bouddha et des patriarches de manière à pouvoir pénétrer les principes des choses dans leur infinie diversité.
L'étude des Sutras devient ici pertinente. On remarquera qu'elle intervient relativement tard, dans la pratique (puisqu'Hakuin n'en fait mention que dans la porte de l'Eveil et pas avant).
S'il vous reste de l'énergie, vous devriez clarifier les profonds principes des différentes philosophies. Par contre, si cela s'avère fastidieux, vous ne ferez que gaspiller votre énergie inutilement.
Ce passage est suffisamment clair pour qu'il ne soit pas nécessaire de le commenter.
Si vous examinez à fond les paroles des Bouddhas et patriarches qui sont difficiles à pénétrer, et si vous atteignez leur signification essentielle, la compréhension parfaite resplendira et les principes de toutes choses seront naturellement complètement clairs. C'est ce qui s'appelle "avoir l'oeil pour lire les sutras".
"L'oeil pour lire le sutras" est bien sûr ce qui permet de les comprendre. Si l'étude des sutras n'intervient que très tard dans la pratique, c'est parce qu'il faut avoir cette vue pénétrante qui permet de bien les décortiquer, de bien les analyser et d'en comprendre la signification profonde.
Les paroles des Bouddhas et des patriarches sont extrêmement profondes et il ne faut pas croire en avoir épuisé le sens parce qu'on en fait le tour une fois ou deux...
Avant d'avoir l'oeil pour lire les sutras, c'est à dire la vision pénétrante pour les comprendre vraiment, on les étudie avec la pensée discursive, et on les prend un peu "au pied de la lettre". Ce n'est bien sûr pas la bonne méthode pour les étudier correctement et les comprendre vraiment (d'après le Zen).
Si vous n'entrez pas dans la forge du Bouddha et des patriarches qui est si pénible à traverser, si vous ne faites pas des efforts répétés pour vous affiner par la souffrance et la douleur, le connaître total et indépendant ne pourra pas se manifester.
Hakuin compare les sutras, qui sont les paroles des Bouddhas et des Patriarches, à une forge "pénible à traverser". Cette pénibilité nécessite des efforts répétés qui ne sont pas une réelle partie de plaisir. Le travail doit être accompli "jours et nuits". C'est ainsi que s'apprend la "méthode" pour venir en aide aux êtres sensibles, c'est pourquoi, quand un maître zen reçoit la transmission, il reçoit — en plus du Dharma — la "méthode" qui vient directement des Bouddhas et des Patriarches. Cette méthode est une sorte de "stratégie", des "moyens habiles" qui vont "éveiller" les êtres sensibles.
Pénétrer les barrières du Bouddha et des patriarches maintes et maintes fois, répondre au potentiel des êtres partout avec une technique maîtrisée et libre, cela s'appelle le connaître subtil de l'observation-discernement.
Ce passage ne nécessite pas de commentaires.
C'est l'état du Corps de Félicité parfaitement réalisé.
Le Corps de Félicité est le Sambhogakaya. Quand il est parfaitement réalisé, c'est le Corps associé à la Parole du Bouddha (et des Patriarches).
Il est associé à la direction ouest et est appelé "porte de l'éveil". C'est comme le soleil qui, passé le plein midi, descend graduellement vers l'ouest. Le grand connaître de l'égalité se situe juste au zénith, mais les capacités des êtres sensibles ne peuvent y être vues et les enseignements de la différentiation des choses n'y sont pas clairs. Si vous ne vous arrêtez pas à la sphère de l'éveil de soi comme réalisation intérieure, mais si, plutôt, vous cultivez ce connaître subtil de l'observation-discernement, vous avez fait tout ce que vous pouviez faire. Votre tâche terminée, vous pouvez joindre la terre de repos.
Hakuin reprend ici le principe de ne pas s'arrêter à "la sphère de l'éveil de soi" mais de cultiver le "Connaître subtile de l'observation-discernement" (le connaître de différentiation), la tâche est terminée et le Bodhisattva (Avalokiteshvara) peut joindre "la terre de repos" qui est la Terre Pure (d'Amitabha).
La terre de repos n'est pas encore au soleil couchant. On la rejoint lorsqu'on a réalisé toutes les façons de connaître, lorsqu'on a parachevé l'éveil. Car l'éveil de soi et des autres ainsi que l'accomplissement de la présence et de l'action sont considérés comme l'ultime et réel éveil.
La terre de repos n'est pas encore au soleil couchant (la porte du Nirvana) bien que l'on a réalisé toutes les façons de connaître (l'éveil est parachevé).
Dumè Antoni

Je vais continuer ces commentaires en abordant cette fois la 4ème et dernière porte du Connaître de l'esprit éveillé. Il s'agit de la "Porte du Nirvana".
Hakuin a écrit :C'est la porte secrète du contrôle de l'esprit et la sphère de la libération ultime. C'est le connaître sans aucune souillure, une vertu incréée. Si vous ne réalisez pas cette façon de connaître, vous ne pouvez pas accomplir librement ce qui doit être accompli pour votre bienfait et celui des autres. C'est la voie sans effort. Parce que la voie précédente du connaître par la différentiation est obtenue grâce à une pratique correcte, elle est encore dans la sphère du perfectionnement : la réalisation est obtenue par la pratique. C'est donc une façon de connaître qui est atteinte par l'effort. Le connaître de la perfection de l'action transcende les limites de la pratique, de la réalisation et de l'accès par l'étude. Elle est au-delà de toute démonstration ou explication.
Hakuin distingue cette voie des précédentes en ce qu'elle est "sans effort". Ici, il faut observer qu'il parle de "voie sans effort" qu'il distingue de la sphère du perfectionnement où la réalisation est obtenue par la pratique. Cette voie sans effort est donc la "voie directe", subitiste. Sans étapes intermédiaires. Cette Porte du Nirvana se distingue des précédentes par son caractère abrupte. Les portes précédentes avaient en effet un côté "graduel". D'abord le kensho, puis la pratique de perfectionnement jusqu'à la libération dans l'éveil. L'on "gravissait" en quelque sorte les étapes depuis le 3ème tableau du dressage du buffle jusqu'au 7ème tableau : "Le buffle oublié, le Moi seul existe". Une graduation qui comprend entre autre — ultimement — l'étude des sutras. Mais la 4ème Porte du Connaître de l'esprit éveillé diffère des précédentes en ce que le kensho est ici satori. L'expérience, bien que de même nature (il s'agit de Vue dans sa vraie nature), est libératrice d'emblée. L'on est donc immédiatement au 8ème tableau du dressage du buffle : "Le buffle et le Moi oublié".

Hakuin distingue donc la voie graduelle, qu'il nomme "la sphère du perfectionnement", et qui va du 3ème au 7ème tableau du dressage du buffle, de la voie directe, subitiste, qui porte directement au 8ème tableau. Bien entendu, ces voies ne s'excluent pas. On peut atteindre le 8ème tableau après le 7ème (c'est même le cas le plus fréquent). En effet, en aucune manière Hakuin n'affirme que la sphère du perfectionnement serait une sorte de "voie de garage".

Enfin, il convient d'avoir à l'esprit que le satori ne se limite pas au 8ème tableau du dressage du Buffle. En effet, le 8ème tableau est représenté, au plan iconographie, par l'enso, qui est un cercle associé à la Vacuité du Dharmakaya. Mais dans la voie subite, le Dharmakaya est associé, sans distinction, au Samboghakaya (9ème tableau : "Retour à la source", où "ce va-et-vient de la vie n'est pas illusion ou fantôme, mais manifestation de la Source") et au Nirmanakaya (10ème tableau : "Se rendre au marché avec des mains secourables", où l'être libéré, le Bodhisattva parvenu à l'Eveil Insurpassable, où "nul — pas même les Bouddhas — ne peuvent le trouver" va aider efficacement les êtres sensibles jusqu'à la libération). En d'autres termes, réaliser les 8ème tableau du dressage du buffle, c'est réaliser le 9ème et le 10ème. C'est donc atteindre le stade du Bodhisattva de la 10ème Terre. Un Bouddha parfaitement réalisé.

(à suivre)
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