Le Rêve de la Fleur de Prunier

Sylvie

LE RÊVE DE LA FLEUR DE PRUNIER

C’est précisément au cours de son séjour en Chine, qui s’est déroulé entre 1223 et 1227, que Dōgen a eu le seul rêve dont l’authenticité n’est pas sujette à caution. Il est relaté seize années après coup dans le sermon «Livre généalogique » (Shisho ) (1241), qui constitue à lui-même plutôt une monographie écrite, destinée à circuler de façon interne au sein de sa communauté, qu’un discours de prédication publique. C’est en effet l’un des très rares autographes de ce moine qui nous soit parvenus en son intégrité. Au début de l’année 1225 (la première année de l’ère chinoise Baojing), Dōgen s’en retourne au Tiantongshan, où Rujing avait été accueilli comme supérieur à la fi n de l’année précédente. En cours de route, il rallie le Wanniansi , où il rencontre le supérieur, Yuanzi (?-?), qui lui montre, fait remarquable entre tous car sans précédent, le Livre généalogique de sa tradition. À la suite de quoi, Dōgen fait un détour par le Hushengsi du mont Damei (littéralement, le Prunier géant) avant d’aller rencontrer pour la première fois Rujing, le 1er du cinquième mois au Tiantongshan, auprès duquel il réalisera l’Éveil et obtiendra la reconnaissance autorisée de transmettre ses enseignements.

C'est donc un songe prémonitoire de cette rencontre, qui marque un tournant décisif dans sa vie religieuse. Il le relate ainsi :

«Par la suite, durant l’ère Baojing [ 1225-1227], tandis que je pérégrinais aux monts Tiantai et Yantangshan, j’ai atteint le monastère Wanniansi à Pingdian. Le supérieur en était à cette époque le maître Yuanzi de Fuzhou. Il assumait cette fonction à la suite de la retraite du doyen Zongjian, et avait redonné le plus grand succès aux assemblées monastiques de prédication. Tandis qu’on en était aux présentations, on échangeait des propos sur les manières de faire des Buddha-patriarches depuis les temps jadis et, lorsqu’on en arriva à traiter de l’anecdote de la succession chez Dawei et Yanshan, le doyen [ Yuanzi] s’enquit : “ Avez-vous déjà vu le Livre généalogique que j’ai chez moi ?” Je lui répondis : “ Comment donc cela serait-il possible ?” Sur ce, le doyen se leva sur le champ et déclara en brandissant le Livre : “ Je ne l’ai jamais montré à qui que ce soit, fût-ce à un ami intime ni même à un moine desservant depuis de longues années ! Il est l’enseignement des Buddha-patriarches”. Or, ces jours-ci je suis allé à une ville où je suis resté afin de rendre visite au préfet. J’ai alors eu le rêve suivant : “ Un moine qui me semblait être le maître de Dhyāna Fazhang (752-839) du mont Damei [ Grand Prunier], me tendit une fleur de prunier tout en me déclarant : ‘ S’il se trouve un homme authentique qui aura traversé les océans en bateau, donne-la lui sans lésiner !’ Et il me donna la fleur.” Yuanzi ne put réprimer, malgré lui, l’envie de clamer ce poème :
“ Celui qui n’a pas enfourché le pont d’un navire, Qu’on se le dise : Je lui assénerai trente coups de bâton !” Mais en moins de cinq jours, il m’a été donné [ à moi Yuanzi] d’avoir une entrevue avec vous [ Dōgen]. Non seulement vous [ Dōgen] avez enfourché le pont d’un navire, mais encore ce Livre généalogique est tissé avec le motif du prunier. Vous êtes donc bien celui dont Damei m’avait parlé dans mon songe. C’est parce qu’il y a coïncidence exacte avec mon rêve que je vous ai montré mon Livre.

Je [ Dōgen] n’arrivais pas à y croire ! J’aurais dû l’implorer de me donner le Livre généalogique mais je ne fis que le saluer en brûlant de l’encens et le révérer en faisant une offrande [ de monnaie]. À ce moment-là, le préposé à l’encens, du nom de Fa. ning, confia avoir vu à ce moment-là aussi pour la première fois le Livre généalogique.

Je [ Dōgen] me dis à part moi-même que jamais je n’aurais eu connaissance d’un tel Livre généalogique sans l’aide gracieuse des Buddha-patriarches. Par quel bonheur un simple d’esprit tel que moi, venant de la contrée marginale du Japon, ai-je pu le voir à discrétion ! J’en essuyai les larmes qui imprégnaient mes manches. À ce moment-là, la cellule de Vimalakīrti [= du supérieur] ainsi que le grand pavillon monastique se vidèrent de monde et le plus grand silence se fit. Le Livre généalogique était écrit sur un fond blanc tissé de motifs de fleurs de prunier. Il faisait plus de neuf pouces de long sur plus d’une toise de large. Son axe était de gemmes jaunes et sa couverture de brocard. Sur la route me menant du mont Tiantai au mont Tiantong, j’avais fait une halte au monastère du Hushengsi sur le mont Damei [ Le Grand Prunier], Cette nuit-là, j’avais vu dans un rêve surnaturel le maître-patriarche Damei [ Grand Prunier] venir me donner une fleur de prunier épanouie. C’est la chose la plus digne de confiance que de bénéfi cier de la bienveillance d’un patriarche [ comme Damei] ! La branche de prunier faisait un pied de long et de large. La fleur méritait bien le qualificatif de fleur d’Udumbara.
Il s’agissait assurément d’une même et seule réalité aussi bien en rêve que dans la veille. Jamais je n’en ai parlé aux autres, tant quand j’étais en Chine qu’après être revenu au Japon. »

http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536 ... 53_3_92571

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Portrait de Dōgen contemplant la lune (1249, Hōkyōji, copie de Giun, fin XIIIe-début XIVe siècle)
Dumè Antoni

Merci pour ce texte. Lequel m'interpelle. Je m'interroge sur la place du rêve dans le Bouddhisme. A priori, ce ne sont que des makyo, des fantasmes, rien qui vaille la peine qu'on s'y arrête. Mais l'on retrouve ici, comme chez Deshimaru qui rêva qu'il avait eu la transmission de Sawaki, l'importance du rêve. Ce cas n'est pas propre au Zen puisqu'on le retrouve dans le Dzogchen. J'avoue avoir beaucoup du mal avec ce besoin de s'inscrire dans une lignée (le Zen a été victime de ce besoin des fidèles dans son histoire) à travers un événement irréfutable puisque le rêve est personnel. Il est certes important de s'inscrire dans un Sangha. Mais là, ce n'est pas tant l'inscription dans le Sangha qui m'interpelle que l'importance du rêve, comme si, au font, puisque cela est précédé ou accompagné d'un rêve, alors l'impact n'en est plus grand. Je trouve ça pour le moins... curieux.
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yudo
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Il y a longtemps, je faisais systématiquement des rêves signifiants, dont bon nombre parfaitement prémonitoires (jusqu'à pouvoir susciter le doute chez ceux à qui j'en parlais). Depuis que je me consacre à la pratique, je n'en fais plus.

Ma réflexion sur ces rêves prémonitoires était qu'ils ne servent pas à grand-chose, mais qu'ils nous indiquent néanmoins que tout n'est pas rationaliste comme certains l'aimeraient.

Néanmoins, il me paraît que, même si la traduction proposée n'est guère claire (je la compare avec celle de Nishijima-Cross), le fait que Yuanzi fait ce rêve avant l'arrivée de Dôgen pourrait bien être déterminant dans le fait qu'il lui montre son certificat, que, rappelons-le, personne n'avait encore vu auparavant.Le rêve que fait ensuite Dôgen, en chemin pour retourner au mont Tiantong, lui est, en quelque sorte, un encouragement, lui laissant entendre qu'il est sur la bonne voie.

Il me paraît qu'il y a cependant une différence entre ce genre de rêves, qui sont en quelque sorte une incitation à faire soit (pour Yuanzi) ce qu'il n'aurait pas fait autrement, soit (pour Dôgen) un encouragement à faire ce qu'il a pensé faire, c'est-à-dire retourner au mont Tiantong pour y rencontrer Rujing, d'une part; et Deshimaru qui rêve que Sawaki lui donne sa transmission, ce qui a besoin d'être interprété au plus juste, c'est-à-dire au plan symbolique, mais certainement pas au plan réel.

Dôgen n'insiste pas sans raison sur la nécessité de la transmission face à face, c'est-à-dire physiquement en personne, parce que n'importe qui alors pourrait déclarer, "J'ai vu untel en rêve et il m'a donné sa transmission". Au plan "mondain", l'intérêt de la transmission est précisément d'éviter les gourous auto-proclamés. Brad Warner raconte à cet égard ce qu'il avait lu d'un moine zen qui avait été chargé de s'occuper de Shôkô Asahara dans sa cellule (le type qui avait ordonné le déversement de gaz sarin dans le métro de Tôkyô). Et ce moine faisait observer à quel point les illusions qui avaient poussé Asahara à se croire une sorte de messie étaient de l'ordre typique des makyos que n'importe quel maître auraient reconnus comme tels.
La responsabilité des élèves est d'empêcher le maître de se "prendre pour un maître".
Sylvie

D'après la filiation, Damei était disciple de Mazu Daoyi... "sous la poussière de l’ignorance, la nature de bouddha ne change pas. On ne peut pas la voir en pensant, on ne peut pas la chercher sans penser."

Le Bouddha, c’est l’Esprit
Ajahn Dune Atulo
http://www.dhammadelaforet.org/sommaire ... _dune.html

"Si vous saisissez sur-le-champs ce que veut dire Mazu, vous revêtirez les vêtement du Bouddha, vous mangerez la nourriture du Bouddha, vous prononcerez les paroles du Bouddha, vous agirez comme le Bouddha - vous serez le Bouddha en personne.
Bien qu'il en soit ainsi, Damei fourvoie de nombreuses personnes en leur faisant prendre la marque de la balance pour le poids lui-même.
"
http://www.albin-michel.fr/L-Art-du-koa ... 2226126221
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Sylvie

yudo a écrit :Il y a longtemps, je faisais systématiquement des rêves signifiants, dont bon nombre parfaitement prémonitoires (jusqu'à pouvoir susciter le doute chez ceux à qui j'en parlais). Depuis que je me consacre à la pratique, je n'en fais plus.

Ma réflexion sur ces rêves prémonitoires était qu'ils ne servent pas à grand-chose, mais qu'ils nous indiquent néanmoins que tout n'est pas rationaliste comme certains l'aimeraient.

Néanmoins, il me paraît que, même si la traduction proposée n'est guère claire (je la compare avec celle de Nishijima-Cross), le fait que Yuanzi fait ce rêve avant l'arrivée de Dôgen pourrait bien être déterminant dans le fait qu'il lui montre son certificat, que, rappelons-le, personne n'avait encore vu auparavant.Le rêve que fait ensuite Dôgen, en chemin pour retourner au mont Tiantong, lui est, en quelque sorte, un encouragement, lui laissant entendre qu'il est sur la bonne voie.
Tous les rêves sont "signifiants", ont un sens, celui que l'on leur donne. "Toute chose portée étant déterminée par son porteur", comme la fleur de prunier l'est par le prunier, il y a un sens à ce que l'on appelle "rêve", "songe" ou "rêve surnaturel", tout comme il y a un sens à un texte, dont la clarté d'une traduction est déterminée par le traducteur. Et pour enfoncer le clou de la" Noble Réalité", si par son "rêve surnaturel" Dogen a entendu "être sur la bonne voie", c'est que l'énoncé de son rêve était sans ambiguïté, d'un sens clair qui n'avait pas besoin d'être traduit ou interprété.
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ShraWaKa
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Afin de respecter le sujet de ce post, j'ai redirigé mon récit dans la section appropriée
Expériences bizarres, rêves étranges, visions prémonitoires, signes divers...
mes excuses
flower_mid
Dernière modification par ShraWaKa le 10 septembre 2017, 21:56, modifié 1 fois.
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davi
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Sacré rêve ! Cela me fait penser qu'il n'y a pas de sujets ouverts concernant les rêves. Ce serait bien d'en ouvrir un dans la section Salon de thé ? A une époque je m'intéressais beaucoup aux rêves, j'en ai notés de nombreux que j'ai conservés. Des rêves de banalité, d'autres plus signifiants, des rêves prémonitoires aussi. J'ai aussi pratiqué le rêve lucide, sans trop de succès; c'est dommage parce que c'était prometteur. Aujourd'hui, me souvenir de mes rêves est plus difficile, du fait que j'ai moins d'intérêt. J'en sors d'un ce matin; j'avais plus de temps à y consacrer... :D
S'indigner, s'irriter, perdre patience, se mettre en colère, oui, dans certains cas ce serait mérité. Mais ce qui serait encore plus mérité, ce serait d'entrer en compassion.
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