Le Rêve de la Fleur de Prunier
Publié : 02 mai 2016, 11:02
LE RÊVE DE LA FLEUR DE PRUNIER
C’est précisément au cours de son séjour en Chine, qui s’est déroulé entre 1223 et 1227, que Dōgen a eu le seul rêve dont l’authenticité n’est pas sujette à caution. Il est relaté seize années après coup dans le sermon «Livre généalogique » (Shisho ) (1241), qui constitue à lui-même plutôt une monographie écrite, destinée à circuler de façon interne au sein de sa communauté, qu’un discours de prédication publique. C’est en effet l’un des très rares autographes de ce moine qui nous soit parvenus en son intégrité. Au début de l’année 1225 (la première année de l’ère chinoise Baojing), Dōgen s’en retourne au Tiantongshan, où Rujing avait été accueilli comme supérieur à la fi n de l’année précédente. En cours de route, il rallie le Wanniansi , où il rencontre le supérieur, Yuanzi (?-?), qui lui montre, fait remarquable entre tous car sans précédent, le Livre généalogique de sa tradition. À la suite de quoi, Dōgen fait un détour par le Hushengsi du mont Damei (littéralement, le Prunier géant) avant d’aller rencontrer pour la première fois Rujing, le 1er du cinquième mois au Tiantongshan, auprès duquel il réalisera l’Éveil et obtiendra la reconnaissance autorisée de transmettre ses enseignements.
C'est donc un songe prémonitoire de cette rencontre, qui marque un tournant décisif dans sa vie religieuse. Il le relate ainsi :
«Par la suite, durant l’ère Baojing [ 1225-1227], tandis que je pérégrinais aux monts Tiantai et Yantangshan, j’ai atteint le monastère Wanniansi à Pingdian. Le supérieur en était à cette époque le maître Yuanzi de Fuzhou. Il assumait cette fonction à la suite de la retraite du doyen Zongjian, et avait redonné le plus grand succès aux assemblées monastiques de prédication. Tandis qu’on en était aux présentations, on échangeait des propos sur les manières de faire des Buddha-patriarches depuis les temps jadis et, lorsqu’on en arriva à traiter de l’anecdote de la succession chez Dawei et Yanshan, le doyen [ Yuanzi] s’enquit : “ Avez-vous déjà vu le Livre généalogique que j’ai chez moi ?” Je lui répondis : “ Comment donc cela serait-il possible ?” Sur ce, le doyen se leva sur le champ et déclara en brandissant le Livre : “ Je ne l’ai jamais montré à qui que ce soit, fût-ce à un ami intime ni même à un moine desservant depuis de longues années ! Il est l’enseignement des Buddha-patriarches”. Or, ces jours-ci je suis allé à une ville où je suis resté afin de rendre visite au préfet. J’ai alors eu le rêve suivant : “ Un moine qui me semblait être le maître de Dhyāna Fazhang (752-839) du mont Damei [ Grand Prunier], me tendit une fleur de prunier tout en me déclarant : ‘ S’il se trouve un homme authentique qui aura traversé les océans en bateau, donne-la lui sans lésiner !’ Et il me donna la fleur.” Yuanzi ne put réprimer, malgré lui, l’envie de clamer ce poème :
“ Celui qui n’a pas enfourché le pont d’un navire, Qu’on se le dise : Je lui assénerai trente coups de bâton !” Mais en moins de cinq jours, il m’a été donné [ à moi Yuanzi] d’avoir une entrevue avec vous [ Dōgen]. Non seulement vous [ Dōgen] avez enfourché le pont d’un navire, mais encore ce Livre généalogique est tissé avec le motif du prunier. Vous êtes donc bien celui dont Damei m’avait parlé dans mon songe. C’est parce qu’il y a coïncidence exacte avec mon rêve que je vous ai montré mon Livre.
Je [ Dōgen] n’arrivais pas à y croire ! J’aurais dû l’implorer de me donner le Livre généalogique mais je ne fis que le saluer en brûlant de l’encens et le révérer en faisant une offrande [ de monnaie]. À ce moment-là, le préposé à l’encens, du nom de Fa. ning, confia avoir vu à ce moment-là aussi pour la première fois le Livre généalogique.
Je [ Dōgen] me dis à part moi-même que jamais je n’aurais eu connaissance d’un tel Livre généalogique sans l’aide gracieuse des Buddha-patriarches. Par quel bonheur un simple d’esprit tel que moi, venant de la contrée marginale du Japon, ai-je pu le voir à discrétion ! J’en essuyai les larmes qui imprégnaient mes manches. À ce moment-là, la cellule de Vimalakīrti [= du supérieur] ainsi que le grand pavillon monastique se vidèrent de monde et le plus grand silence se fit. Le Livre généalogique était écrit sur un fond blanc tissé de motifs de fleurs de prunier. Il faisait plus de neuf pouces de long sur plus d’une toise de large. Son axe était de gemmes jaunes et sa couverture de brocard. Sur la route me menant du mont Tiantai au mont Tiantong, j’avais fait une halte au monastère du Hushengsi sur le mont Damei [ Le Grand Prunier], Cette nuit-là, j’avais vu dans un rêve surnaturel le maître-patriarche Damei [ Grand Prunier] venir me donner une fleur de prunier épanouie. C’est la chose la plus digne de confiance que de bénéfi cier de la bienveillance d’un patriarche [ comme Damei] ! La branche de prunier faisait un pied de long et de large. La fleur méritait bien le qualificatif de fleur d’Udumbara.
Il s’agissait assurément d’une même et seule réalité aussi bien en rêve que dans la veille. Jamais je n’en ai parlé aux autres, tant quand j’étais en Chine qu’après être revenu au Japon. »
http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536 ... 53_3_92571
Portrait de Dōgen contemplant la lune (1249, Hōkyōji, copie de Giun, fin XIIIe-début XIVe siècle)
C’est précisément au cours de son séjour en Chine, qui s’est déroulé entre 1223 et 1227, que Dōgen a eu le seul rêve dont l’authenticité n’est pas sujette à caution. Il est relaté seize années après coup dans le sermon «Livre généalogique » (Shisho ) (1241), qui constitue à lui-même plutôt une monographie écrite, destinée à circuler de façon interne au sein de sa communauté, qu’un discours de prédication publique. C’est en effet l’un des très rares autographes de ce moine qui nous soit parvenus en son intégrité. Au début de l’année 1225 (la première année de l’ère chinoise Baojing), Dōgen s’en retourne au Tiantongshan, où Rujing avait été accueilli comme supérieur à la fi n de l’année précédente. En cours de route, il rallie le Wanniansi , où il rencontre le supérieur, Yuanzi (?-?), qui lui montre, fait remarquable entre tous car sans précédent, le Livre généalogique de sa tradition. À la suite de quoi, Dōgen fait un détour par le Hushengsi du mont Damei (littéralement, le Prunier géant) avant d’aller rencontrer pour la première fois Rujing, le 1er du cinquième mois au Tiantongshan, auprès duquel il réalisera l’Éveil et obtiendra la reconnaissance autorisée de transmettre ses enseignements.
C'est donc un songe prémonitoire de cette rencontre, qui marque un tournant décisif dans sa vie religieuse. Il le relate ainsi :
«Par la suite, durant l’ère Baojing [ 1225-1227], tandis que je pérégrinais aux monts Tiantai et Yantangshan, j’ai atteint le monastère Wanniansi à Pingdian. Le supérieur en était à cette époque le maître Yuanzi de Fuzhou. Il assumait cette fonction à la suite de la retraite du doyen Zongjian, et avait redonné le plus grand succès aux assemblées monastiques de prédication. Tandis qu’on en était aux présentations, on échangeait des propos sur les manières de faire des Buddha-patriarches depuis les temps jadis et, lorsqu’on en arriva à traiter de l’anecdote de la succession chez Dawei et Yanshan, le doyen [ Yuanzi] s’enquit : “ Avez-vous déjà vu le Livre généalogique que j’ai chez moi ?” Je lui répondis : “ Comment donc cela serait-il possible ?” Sur ce, le doyen se leva sur le champ et déclara en brandissant le Livre : “ Je ne l’ai jamais montré à qui que ce soit, fût-ce à un ami intime ni même à un moine desservant depuis de longues années ! Il est l’enseignement des Buddha-patriarches”. Or, ces jours-ci je suis allé à une ville où je suis resté afin de rendre visite au préfet. J’ai alors eu le rêve suivant : “ Un moine qui me semblait être le maître de Dhyāna Fazhang (752-839) du mont Damei [ Grand Prunier], me tendit une fleur de prunier tout en me déclarant : ‘ S’il se trouve un homme authentique qui aura traversé les océans en bateau, donne-la lui sans lésiner !’ Et il me donna la fleur.” Yuanzi ne put réprimer, malgré lui, l’envie de clamer ce poème :
“ Celui qui n’a pas enfourché le pont d’un navire, Qu’on se le dise : Je lui assénerai trente coups de bâton !” Mais en moins de cinq jours, il m’a été donné [ à moi Yuanzi] d’avoir une entrevue avec vous [ Dōgen]. Non seulement vous [ Dōgen] avez enfourché le pont d’un navire, mais encore ce Livre généalogique est tissé avec le motif du prunier. Vous êtes donc bien celui dont Damei m’avait parlé dans mon songe. C’est parce qu’il y a coïncidence exacte avec mon rêve que je vous ai montré mon Livre.
Je [ Dōgen] n’arrivais pas à y croire ! J’aurais dû l’implorer de me donner le Livre généalogique mais je ne fis que le saluer en brûlant de l’encens et le révérer en faisant une offrande [ de monnaie]. À ce moment-là, le préposé à l’encens, du nom de Fa. ning, confia avoir vu à ce moment-là aussi pour la première fois le Livre généalogique.
Je [ Dōgen] me dis à part moi-même que jamais je n’aurais eu connaissance d’un tel Livre généalogique sans l’aide gracieuse des Buddha-patriarches. Par quel bonheur un simple d’esprit tel que moi, venant de la contrée marginale du Japon, ai-je pu le voir à discrétion ! J’en essuyai les larmes qui imprégnaient mes manches. À ce moment-là, la cellule de Vimalakīrti [= du supérieur] ainsi que le grand pavillon monastique se vidèrent de monde et le plus grand silence se fit. Le Livre généalogique était écrit sur un fond blanc tissé de motifs de fleurs de prunier. Il faisait plus de neuf pouces de long sur plus d’une toise de large. Son axe était de gemmes jaunes et sa couverture de brocard. Sur la route me menant du mont Tiantai au mont Tiantong, j’avais fait une halte au monastère du Hushengsi sur le mont Damei [ Le Grand Prunier], Cette nuit-là, j’avais vu dans un rêve surnaturel le maître-patriarche Damei [ Grand Prunier] venir me donner une fleur de prunier épanouie. C’est la chose la plus digne de confiance que de bénéfi cier de la bienveillance d’un patriarche [ comme Damei] ! La branche de prunier faisait un pied de long et de large. La fleur méritait bien le qualificatif de fleur d’Udumbara.
Il s’agissait assurément d’une même et seule réalité aussi bien en rêve que dans la veille. Jamais je n’en ai parlé aux autres, tant quand j’étais en Chine qu’après être revenu au Japon. »
http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536 ... 53_3_92571
Portrait de Dōgen contemplant la lune (1249, Hōkyōji, copie de Giun, fin XIIIe-début XIVe siècle)