L'Eveil de Gerta Ital

Compagnon

J'ai trouvé juste de proposé un témoignage d'Eveil féminin :

Eléments de biographie

Gerta Maria Luise Karoline Ital est née le 7 Juillet 1904 à Hanovre dans une famille de musiciens. Son père était chef d'orchestre et sa mère chanteuse lyrique. Elle-même reçoit une formation musicale très poussée, elle étudie le piano et devient actrice de théatre, domaine où elle acquiert rapidement une réputation d'excellence.

Elle doit arréter sa carrière à la suite d'une tumeur au cou qui lui fait perdre temporairement sa voix. Dès 1928, elle commence un cheminement intérieur. Elle étudie l'égyptologie à l'université de Heidelberg et l'indologie avec Heinrich Zimmer tout en pratiquant le Raja-Yoga.
De 1953 à 1955 elle s'intéresse au Zen avec Eugen Herrigel. Elle entre aussi en contact avec le père Lassalle (Le Zen, chemin vers l'Illumination).

En mars 1963, elle part au Japon. Elle y restera sept mois. Elle est la première femme occidentale autorisée à vivre dans un monastère zen. Elle y pratique la voie du rinzaï (les koans) sous la guidance de Mumon Yamada Roshi. Elle connaitra l'illumination juste avant de repartir pour l'Europe.
Elle raconte cette expérience dans un premier livre publié en Allemagne et traduit beaucoup plus tard en anglais et en français : Le Maitre, les moines et moi.

En 1967, elle repart au Japon ou elle approfondit encore son expérience, ce qu'elle décrira dans son deuxième ouvrage non traduit en français "On the way to Satori" (sur le chemin de l'illumination). À son retour et jusqu'à sa mort, elle enseignera à son tour la voie du zen. Elle s'intéressera également au dialogue inter-religieux. Elle s'éteint à Munich le 21 juillet 1988.

Avec Hugo Makibi Enomiya-Lassalle SJ et Karlfried comte Dürckheim, ses ouvrages ont contribué de façon décisive à faire connaitre le bouddhisme zen en Allemagne et en Europe.

Le témoignage :

Chaque soir, j'allais au sanzen (bref entretien avec le Maitre). Le Rôshi, conscient tout comme moi de mon prochain départ, me forçait avec une intensité croissante à pénétrer dans le domaine de l'Un. Comme à sa question : De quelle façon sentez-vous la «seule main»? (Gerta Ital travaille sur le koan : quel est le son d'une seule main qui applaudit); je répondis : « L'Un est la forme et aussi l'absence de forme. La "seule main" est tout. Je suis cette main ».
Il s'écria, et sa voix tonnait comme de l'airain : « Il n'y a pas de « je », il n'y a que l'Un ! »

Le soir suivant, comme je m'agenouillais devant lui, il ne posa pas de question, mais dit aussitôt :
« Il n'y a pas de Gerta Ital, il n'y a pas de Rôshi, il n'y a que l'Un ! »

Quand, après le zazen, je rentrai vers dix heures dans ma chambre et allumai le poêle à pétrole dont j'étais redevable à la bonté du Rôshi, après la dépression spirituelle que j'éprouvais maintenant à chaque sanzen avec le Maître, je restai encore longtemps plongée dans ses paroles. Mon corps n'était plus que l'ombre de lui-même. Mais peu m'importait ; j'aurais préféré ne plus avoir de corps, qui constituait toujours un obstacle, le détruire par l'esprit, afin d'être totalement libre.

Le 8 novembre la « percée » se produisit.

La veille au soir, le Rôshi avait de nouveau posé la question :
« Comment éprouvez-vous le son de la seule main »? » et je répondis, approfondissant la question : «L'Un vit de lui-même. Il vit sa vie en moi, en tous les êtres. » Le Rôshi prit une inspiration profonde, comme toujours lorsque "Cela" parlait à travers lui. Quand il parla finalement, sa voix était très douce, pourtant l'effet de ses paroles n'aurait pas pu être plus électrisant que si un éclair de lumière m'avait traversé et rempli de feu. (Et cela quoiqu'elles ne signifiassent rien d'autre que ce qui avait déjà été exprimé bien des fois, en réponse à mes propres paroles) :

« II n'y a pas d'intérieur. Il n'y a pas d'extérieur. Il n'y a que l'Un ! »

Je ne sais pas pourquoi c'est justement ce mot qui donna la solution du kôan, après que du point de vue spirituel tout fût devenu clair depuis longtemps déjà. Souvent, quand on prend connaissance des expériences d'un élève, on s'aperçoit que pour celui-ci, qui se tourmentait jusqu'à l'anéantissement avec son kôan, il suffit parfois d'une occasion insignifiante pour que les dernières barrières disparaissent.

Pour moi ce furent les paroles : « Il n'y a pas d'intérieur. Il n'y a pas d'extérieur » qui permirent d'abattre les barrières ébranlées depuis longtemps.

Pendant la nuit, je continuai de méditer sur ces paroles et c'est alors que cela se produisit : Il n'y avait plus de kôan, plus de différences, même le moi n'existait plus. Il n'y avait que l'Un. Après avoir dormi trois heures à peine, je me remis de très bonne heure au zazen et l'expérience de la nuit se reproduisit. J'atteignis plus rapidement qu'auparavant la profondeur du samadhi, mais ensuite il s'étendit à l'infini.

Pendant que j'écris cela, je me pose la question : l'expression « à l'infini » est-elle bien celle qui convient ? Oui et non. Non, surtout parce que ce mot signifie pour nous une chose, même si cette chose est indéfinie. Mais cela ne convient pas.

En ce qui me concerne,cela ne se manifesta pas comme une vision. Ce n'était pas non plus un ravissement. Si je tente d'exprimer ce que je ressentais, en toute simplicité et sans fioritures, je ne peux que dire : il n'y avait plus rien et moi aussi je n'étais plus rien.

Mais ce néant n'était qu'un néant apparent. C'était la vie elle-même. Et cette vie m'absorbait. Cette vie était le Tout dans l'Un. Mais la participation à ce « Tout en Un » est justement ce qu'on ne peut décrire, ce qui se refuse à être exprimé en paroles. Rien (ce qu'on en dirait ne peut convenir, car même l'expression que j'avais employée auparavant, « béatitude pleine de paix, qui serait peut-être la plus adéquate, ne permet de rendre qu'une partie du tout. Mais comment pourrait-on décrire en paroles l'Être sans forme, l'Être en tant qu'état, la Vie en tant que vie en soi, trouver les mots susceptibles non seulement de désigner, mais aussi d'exprimer l'Être lui-même ? Ce n'est pas possible et j'échoue dans cette entreprise, comme d'autres ont échoué avant moi.

Ce matin-là je ne pensais cependant pas à tout cela. Rien ne pouvait me retenir. Je devais aller trouver le Maître et me joignis au zazen du matin qui était réservé en principe aux moines vivant dans le zendô.

Lorsque, frémissante d'émotion, je pénétrai dans la pièce du sanzen, le Maître sut aussitôt ce qui s'était produit et, comme je me mettais à genoux devant lui, il me questionna avec douceur et affection sur le « son de la seule main ». Ma façon de répondre dût être celle de quelqu'un de complètement bouleversé, ébranlé jusqu'au tréfonds de son être. Par bribes, d'une voix saccadée qui semblait venir d'un autre monde, pendant que tout mon corps vacillait comme avant un effondrement final, je lui racontai en balbutiant mon expérience de l'Un. Il hocha la tête et s'écria radieux :

« Only one hand ! only one hand ! » (Seulement une main, seulement une main !).

Je levais les yeux vers lui ; son visage était rayonnant et avant de lever la main pour prendre la clochette et l'agiter pour indiquer la fin du sanzen, il me fit encore un signe de tête.

J'étais à peine capable de me relever et fus sur le point de tomber pendant que je faisais la dernière prosternation, la sueur me coulait le long du corps, je chancelais comme prise d'ivresse en sortant de la chambre du sanzen et en allant dans le couloir jusqu'à ma chambre, où je me laissais tomber sur le lit qui n'était pas encore rangé. Pendant plus d'une heure je continuai de trembler, comme par un grand froid, avant de pouvoir me calmer. Les lignes que j'écrivis alors dans mon journal sont irrégulières, comme si je les avais écrites dans un train en marche.
ted

C'est un très beau témoignage. <<metta>>
Merci Compagnon pour cette belle histoire. Il y a des gens qui ont des parcours admirables.
jap_8

PS : la description qu'elle fait ressemble beaucoup au jhana du sans forme : la sphère de la conscience infinie.
D'après le Bouddha, c'est une des étapes juste avant l'éveil.
Pendant plus d'une heure je continuai de trembler, comme par un grand froid, avant de pouvoir me calmer.
En même temps, il y a beaucoup de manifestations émotionnelles de sa part après son expérience. Donc, ce n'était sans doute pas l'éveil à ce moment là. Mais, elle a sans doute pu l'atteindre lors de ses absorptions ultérieures. Quand on arrive à ce stade, ça peut aller très vite après.
Compagnon

Je ne sais pas. Peut être. Je n'ai pas d'expérience personnelle en la matière. J'ai lu plusieurs fois que de tout façon l'état d'Eveil est un état qui ne peut être traduit de manière intellectuelle ou avec des mots, ou alors avec une pauvreté telle que cela ne reflète pas ce que c'est vraiment.

En gros au fond on ne peut guère échanger sur l'Eveil qu'avec un autre Éveillé et si l'on est soi même Éveillé et il est probable que cet échange ne soit pas verbal. J'avais lu quelque chose sur la transmission d'un enseignement entre maître et élève dans le zen je crois qui n'est pas verbal. Il y a cette épisode aussi avec le Bouddha qui présente une fleur sans dire un mot a ses disciples et un seul souris et la prend, car lui seul a compris l'enseignement derrière le geste.

Parfois le geste est plus pédagogique que la parole. Comme dans la parabole de Suzuki Roshi "L'esprit du débutant".

J'ai aussi lu quelque chose sur l'Eveil de certains maîtres zen qui se traduit par un soudain éclat de rire, soudain il y a la compréhension et la réponse est tellement simple, tellement évidente, que le Maître rit de sa propre stupidité pour ne pas l'avoir vu plus tôt alors qu'elle était sous son nez depuis le début. Il repense à tous les efforts fait alors que la solution était pourtant si simple et il rit de lui même. Je trouve que c'est une manifestation d'Eveil vraiment très sympathique, même si c'est le rire de soi même.
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