Madhyamaka, Mahamudra et Dzogtchèn

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Dharmadhatu
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:D Il me semble qu'un éclairage est utile concernant les relations qu'entretiennent ces 3 systèmes indo-tibétains.

Des siècles avant Khöntönpa, trois grandes traditions de la vue, ou tawa, avaient déjà été identifiées par divers penseurs tibétains:

- Le Madhyamaka, ou "Voie Médiane" - parfois appelée Ouma Tchènpo, la "Grande Voie Médiane" - qui prend sa source dans les écrits du sage indien Nagarjuna (env. IIème siècle de notre ère)
- Mahamudra, le "Grand Sceau" - or, en tibétain, Tchaggya Tchènpo - qui prend sa source dans les Tantras Sarma ou des écoles nouvelles et dans les écrits (et spécialement les "chants") de grands saints tantriques indiens (mahasiddhas).
- La Grande Perfection, ou Dzogtchèn, avec sa source principale dans les Tantras et les trésors révélés, les termas, de l'école Nyingma du Bouddhisme tibétain.

Bien que la vue soit le point focal de divers autres systèmes de pratique, pendant des siècles, ces trois - la Voie Médiane, le Mahamudra et le Dzogtchèn - occupèrent une place spéciale. Cette triade est mentionnée des siècles avant Khöntön Rinpotché. Par exemple, un demi-millénaire auparavant, le grand yogi tibétain Milarépa (1052-1135) "chante":

La Grande Perfection ne prend pas parti.
Si ça prend parti, ce n'est pas la Grande Perfection.
Le Grand Sceau ne nie ni n'affirme.
S'il y a négation ou affirmation, ce n'est pas le Grand Sceau…
Dans la Grande Voie Médiane, il n'y a aucune identité à saisir.
Si une identité est saisie, alors ce n'est pas la Grande Voie Médiane.


A peu près à la même période pendant laquelle Djétsün Milarépa comparait ces trois approches de la vue, l'illustre sainte Matchik Labdrön (1055) affirmait que son célèbre système de méditation appelé Trancher ou la Coupure (Tcheu) n'était rien d'autre que la Grande Voie Médiane, le Grand Sceau et la Grande Perfection. Deux siècles après, le IIIème Karmapa, Rangdjoung Dordjé (1284-1339) déclare:

Cette libération de la cogitation est le Grand Sceau.
La libération des extrêmes est la Grande Voie Médiane.
Imprégnant tout, c'est aussi appelé la Grande Perfection.
Puissé-je atteindre la confiance dans cette unique réalité qui, une fois comprise, apporte toutes les réalisations.


Quelques dizaines d'années plus tard, le grand saint érudit nyingmapa Longtchèn Rabdjampa (1308-64) écrira:

C'est la perfection de sagesse, la Voie Médiane.
C'est ce qui pacifie les proliférations et la souffrance, le Grand Sceau.
C'est la réalité essentielle, la Grande Perfection.
L'état primordialement éteint, la réalité basale, est la claire lumière, la nature de l'esprit, la gnose née d'elle-même.
Bien qu'elle soit désignée par des nombreux noms, le sens [de ces systèmes] est d'une même nature.


Comme ses célèbres prédécesseurs, Khöntön Rinpotché était intéressé par les similitudes qui existent entre ces trois grandes traditions de la vue. Tandis que Le Joyau Exauçant les Souhaits est principalement un manuel de méditation sur la nature de l'esprit, Khöntönpa a aussi d'autres desseins: démontrer 1) que le Madhyamaka, le Mahamudra et le Dzogtchèn ne sont pas contradictoires en tant que théories de la réalité, et 2) qu'ils peuvent être intégrés dans un système cohérent de méditation.
Khöntönpa ne fut pas le seul érudit tibétain de sa génération à pointer les similarités entre les différentes approches de la vue. Son contemporain plus jeune (et enseignant), le Ier Pantchèn Lama, écrivit un traité appelé Le Mahamudra selon la tradition des précieuses lignées Kagyü et Gédèn (c.-à-d. Gélouk). Bien que l'ouvrage du Pantchèn Rinpotché porte principalement sur le Mahamudra, il a de nombreuses résonnances avec le livret de Khöntönpa, soulignant les similarités entre différents systèmes de pratique. Dans quelques versets qui se trouvent au début du traité, le Pantchèn Lama déclare:

Il y a de nombreuses façons distinctes de désigner [les traditions méditatives de la vue]:
Il y a [cinq traditions du Mahamudra]: Coémergence, le Reliquaire, les [Instructions en] cinq parties, le Goût unique, et les Quatre lettres.
[Il y a aussi des systèmes tels que] la Pacification, la Coupure, la Grande Perfection, instruisant des manuels sur la vue, etc.
Quand ces [diverses traditions] sont analysées par des yogis qui sont experts dans les Ecritures et la logique à propos du sens la plus haut, et qui sont réellement doués d'expérience spirituelle, l'intention [de toutes ces différentes traditions] sera vue comme étant ramenée à la même chose.


Comme le Pantchèn Lama et Khöntönpa, beaucoup d'autres érudits dans l'histoire du Bouddhisme tibétain ont mis l'emphase sur une approche plus œcuménique et interconfessionnelle de la vue. Mais peu d'ouvrages dans l'histoire de la littérature tibétaine ont tenté une réconciliation aussi vaste et détaillée de l'ensemble des trois traditions majeures de la vue - Madhyamaka, Mahamudra et Dzogtchèn - que celle effectuée par Le Joyau Exauçant les Souhaits de Khöntön Rinpotché. Certainement, il n'existe aucun ouvrage parallèle, à ma connaissance, dans l'école Gélouk.
Les différents passages cités ci-dessus peuvent sembler impliquer une exacte équivalence entre le Madhyamaka, le Mahamudra et le Dzogtchèn: comme si ces trois systèmes étaient simplement des voies alternatives au même but. Mais la relation entre ces trois approches de la vue est un peu plus complexe que celle impliquée par l'assertion d'une simple équivalence. Quel est alors le lien entre le Madhyamaka, le Mahamudra et la Grande Perfection ? Le lien structurel entre les trois n'est pas celui de la simple identité. Pendant sa visite à Santa Barbara, Sa Sainteté me fit une remarque que me donna matière à réfléchir sur cette question. "Nous ne devrions pas penser", dit Sa Sainteté, "qu'il puisse y avoir une telle pratique comme celle du Mahamudra ou du Dzogtchèn en dehors d'une solide fondation dans le Madhyamaka." Comme il l'indiquait, la réalisation du Mahamudra ou du rigpa du Dzogtchèn est impossible sans une compréhension de la vacuité telle qu'elle est enseignée dans les textes madhyamikas de Nagarjuna et Chandrakirti - aussi impossible qu'un "corbeau blanc". En d'autres termes, le Madhyamaka forme le base pour toutes les grandes traditions méditatives de la vue, en servant de fondation pour le Mahamudra et le Dzogtchèn. Le fait que le Madhyamaka serve d'élément sous-jacent pour ces autres systèmes de méditation sur la nature du réel est une position qui a été défendue par nombre d'érudits tibétains jusqu'à présent. Par exemple, le grand érudit-yogi nyingmapa Do Ngag Tchökyi Gyatso (1903-57) déclare:

Le Mahamudra et le Dzogtchèn devraient être principalement considérés comme étant les ultimes et grands vajra-yogas de l'indivisible réalisation de la méthode et de la sagesse que l'on trouve dans les systèmes tantriques insurpassables, les Anuttara yogas correspondant aux écoles nouvelle et ancienne. Le Madhyamaka est le pinacle de toutes les écoles philosophiques du point de vue de la sagesse; elle est la vue (tawa) supérieure qui, suivant les Sutras de sens définitif, mène à la réalisation de la profonde réalité proclamée par ceux qui défendent la vue [selon laquelle tout] est dénué de nature intrinsèque. Le fait que le [Madhyamaka] soit la seule et unique vue des Sutras et des Tantras est accepté, presque sans exception, par d'innombrables érudits-yogis, notamment Rongdzom Pandita, le grand omniscient Longtchèn Rabjampa, le grand Sakya Pantchèn, un adepte de la tradition de la Nouvelle [traduction], et le Seigneur Tsongkhapa et ses héritiers spirituels.


Do Ngag Tchökyi Gyatso soulève ici plusieurs points importants. Il y a une différence entre le Mahamudra et le Dzogcthèn d'une part, et le Madhyamaka d'autre part. Le Mahamudra et le Dzogtchèn sont des noms donnés aux plus hautes réalisations de techniques les plus avancées des pratiques méditatives tantriques correspondant respectivement aux écoles de traduction Nouvelles et Ancienne. Comme le déclare Sa Sainteté plus haut dans ce livre, ces techniques tantriques spéciales ont toutes pour but la manifestation de l'esprit le plus subtil au sein du continuum mental de l'adepte. Les méthodes des Tantras sont uniques dans leur capacité à rendre manifeste cet esprit subtil. Sans s'appuyer sur les techniques élaborées dans les [Anuttara-yoga] Tantras, aucun accès à l'esprit primordial inné de claire lumière n'est possible. Mais si les méthodes des Tantras sont uniques et essentielles au projet de l'Eveil, c'est aussi le cas de la "vue" qui sous-tend les Tantras. L'élément philosophique sous-jacent à tous ces systèmes tantriques - Mahamudra, Dzogtchèn et Lamdré sakyapa - est le Madhyamaka. Du côté de la sagesse, comme l'indique Do Ngag Tchökyi Gyatso, il n'est aucune vue supérieure à la théorie madhyamika de la vacuité. Le Madhyamaka est par conséquent la vue fondamentale à la fois des Sutras et des Tantras. Ceci, ajoute-t-il, est la position des plus grands érudits du Tibet. C'est aussi la position de Khöntön Peldjor Lhüdroup, l'auteur du Joyau Exauçant les Souhaits.

Meditation on the Nature of Mind
(José Ignacio Cabezon, p. 53-58).

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Il faut noter que Khöntönpa était un maître nyingmapa mais avait une influence dans l'école Gélouk car fut khempo du monastère Sera Djé.

Amitié flower_left
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
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