Les soi et le pas-soi

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LES STRATEGIES DU SOI ET DU PAS-SOI

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L’enseignement du Bouddha sur anattā, ou pas-soi, peut être quelque chose qui rend les
occidentaux très confus parce que quand nous entendons le terme « pas-soi », nous pensons
que le Bouddha répond à une question qui a une longue histoire dans notre culture : y a-t-il un
soi ou une âme ? et nous trouvons sa réponse bizarre. Si vous devez seulement vous souvenir
d’une chose à propos de ces enseignements, souvenez-vous de ceci : en enseignant le pas-soi,
le Bouddha ne répondait pas à cette question. Cette question fait partie de celles qu’il laissait
explicitement de côté.

Pour comprendre pourquoi, il est utile de regarder comment le Bouddha aborde de façon
générale l’enseignement et les questions. Un jour, il marchait avec un groupe de moines dans
une forêt. Il s’abaissa pour ramasser une poignée de feuilles et dit aux moines que les feuilles
dans sa main étaient comme les enseignements qu’il avait donnés. En ce qui concerne les
feuilles dans la forêt, elles étaient comme la connaissance qu’il avait obtenue lors de son
Éveil. Les feuilles dans sa main recouvraient seulement deux problèmes : comment la
souffrance est provoquée, et comment on peut y mettre un terme.

Après son éveil, le Bouddha aurait pu parler absolument de tout, mais il a choisi de parler
seulement de ces deux sujets. Pour comprendre ses enseignements, nous devons comprendre
non seulement ce qu’il a dit à propos de la souffrance et de son terme, mais aussi pourquoi ces
sujets étaient de la plus haute importance.

Le but de ses enseignements était d’aider les gens à trouver le bonheur véritable. Il ne
pensait pas que tous les êtres soient par nature bons ou par nature mauvais, mais il pensait
vraiment qu’ils veulent tous le bonheur. Cependant, ils tendent à être désorientés et perplexes à
cause de leur souffrance, et donc ils ont besoin d’aide pour trouver une voie vers le bonheur
authentique. Aussi longtemps que les gens souffrent, ils ne peuvent pas penser correctement, et
donc ils ne peuvent pas trouver le bonheur véritable par eux-mêmes. Ils ont besoin
d’instructions au sujet de ce qui provoque réellement leur souffrance, et de ce qu’il peuvent
faire pour y mettre un terme, avant de pouvoir vraiment trouver une voie de sortie de leur
souffrance et arriver au bonheur véritable. Et il est important que ces instructions
n’introduisent pas d’autres questions qui les distrairont du problème principal auquel ils ont à faire.

C’est la raison pour laquelle la voie vers le bonheur véritable commence avec la Vue Juste,
la compréhension qui aide à éliminer la confusion et la perplexité de l’esprit. La Vue Juste ne
consiste pas seulement à avoir des opinions correctes. Cela signifie aussi savoir comment
acquérir des opinions correctes en posant les bonnes questions, apprendre quelles sont les
questions qui aident à mettre un terme à la souffrance, quelles sont les questions qui se mettent
en travers du chemin, et comment utiliser cette connaissance de façon habile sur la voie vers le
bonheur véritable. Cela signifie que la Vue Juste est stratégique. En fait, tous les
enseignements du Bouddha sont stratégiques. Il ne s’agit pas simplement d’en parler ; il faut
les utiliser et les maîtriser en tant qu’habiletés afin d’atteindre le but qu’ils visent.

Le Bouddha avait compris que les problèmes de notre vie sont définis par nos questions.
Une question fournit un contexte à la connaissance contenue dans sa réponse, un sens de la
place de cette connaissance et de ce à quoi elle est bonne. Certaines questions sont habiles en
ce sens qu’elles fournissent un contexte utile pour mettre un terme à la souffrance, alors que
d’autres ne le sont pas. Un jour, un des moines du Bouddha vint le voir et lui posa une liste de
dix questions, les principales questions philosophiques de l’époque. Certaines des questions
portaient sur la nature du monde, s’il était éternel ou non, fini ou non ; d’autres portaient sur la
nature et l’existence du soi. Le Bouddha refusa de répondre à toutes, et il expliqua la raison de
son refus. Il dit que c’était comme si un homme avait reçu une flèche et qu’on l’emmène chez
un médecin, et qu’avant que le médecin puisse retirer la flèche, l’homme insiste pour savoir
d’abord qui avait tiré la flèche, qui avait fabriqué la flèche, de quoi la flèche était faite, avec
quelle sorte de bois, avec quelle sorte de plumes. Ainsi que le Bouddha le dit, si on essayait de
répondre à toutes ces questions, l’homme mourrait avant. La première priorité serait de retirer
la flèche. Si la personne voulait connaître les réponses à ces questions, elle pourrait toujours
demander plus tard [§2].

De la même manière, le Bouddha répondait seulement aux questions qui aidaient à mettre
un terme à la souffrance et au stress. Les questions qui se mettaient en travers du chemin, il les
laissait de côté, parce que le problème de la souffrance et du stress est urgent.
Habituellement, quand nous entendons l’enseignement sur le pas-soi, nous pensons que
c’est une réponse à des questions comme celles-ci : « Ai-je un soi ? Que suis-je ? Est-ce que
j’existe ? Est-ce que je n’existe pas ? » Cependant, le Bouddha a classé toutes ces questions
comme étant des questions malhabiles [§8]. Un jour, quand on lui a demandé à
brûle-pourpoint : « Est-ce qu’il y a un soi ? Est-ce qu’il n’y a pas de soi ? » il a refusé de
répondre. Il a dit que ces questions se mettaient en travers de la voie
pour trouver le bonheur véritable. Il est donc évident que l’enseignement sur le pas-soi n’avait
pas pour but de répondre à ces questions. Pour comprendre cela, nous devons découvrir à
quelles questions il avait pour but de répondre.

Ainsi que le Bouddha l’a dit, il enseignait deux enseignements catégoriques : deux
enseignements qui étaient vrais dans tous les cas et qui ne souffraient aucune exception. Ces
deux enseignements forment le cadre de référence pour le reste de ce qu’il a enseigné. L’un
était la différence entre l’action habile et l’action malhabile : les actions qui conduisent au
bonheur à long terme, et celles qui conduisent à la souffrance à long terme [§3]. L’autre était la
liste des Quatre Nobles Vérités : la vérité de la souffrance, la cause de la souffrance, le terme
de la souffrance, et la voie qui conduit au terme de la souffrance [§4]. Ces quatre vérités ne
sont pas des vérités à propos de choses. Ce sont des catégories pour encadrer notre expérience.

Le Bouddha vous demandait de diviser votre expérience en quatre catégories, parce que
chacune de ces quatre catégories comprend un devoir spécifique qui, si vous voulez mettre un
terme à la souffrance, doit être maîtrisé en tant qu’habileté. Vous avez besoin de savoir à
laquelle des vérités vous faites face afin de pouvoir la traiter correctement. La souffrance doit
être comprise, la cause de la souffrance doit être abandonnée, le terme de la souffrance doit
être réalisé, et la voie qui conduit au terme de la souffrance doit être développée en tant
qu’habileté [§5]. Ce sont en réalité les actions habiles ultimes, ce qui signifie que la maîtrise
de la Voie est le lieu où les deux ensembles d’enseignements catégoriques s’unissent.

La Voie commence avec le discernement, les facteurs de la Vue Juste et de la Résolution
Juste, et le discernement commence avec cette question élémentaire à propos des actions qui
sont réellement habiles : « Qu’est ce qui, quand je le ferai, conduira au bien-être et au bonheur
véritables ? » [§6] L’enseignement du Bouddha sur le pas-soi, et son enseignement sur le soi,
constituent en partie des réponses à cette question. Pour s’inscrire dans cette question, il est
préférable de considérer les perceptions du soi et les perceptions du pas-soi en tant que
kamma, ou actions : des actions d’identification et de désidentification. D’après les textes, la
perception du soi est appelée une action de « fabrication d’un je » et de « fabrication d’un
mon ». La perception du pas-soi fait partie d’une activité appelée la contemplation du pas-soi.

Ainsi, la question devient : « Quand la perception du soi constitue-t-elle une action habile qui
conduit au bien-être et au bonheur à long terme, quand la perception du pas-soi constitue-t-elle
une action habile qui conduit au bien-être et au bonheur à long terme ? »

C’est l’inverse de la manière dont la relation entre les questions du kamma et du pas-soi est
habituellement comprise. Si vous avez déjà suivi un cours d’introduction au bouddhisme, vous
avez probablement entendu cette question : « S’il n’y a pas de soi, qui fait le kamma, qui reçoit
les résultats du kamma ? » Comprendre les choses ainsi transforme l’enseignement sur le
pas-soi en un enseignement sur le non-soi, et prend ensuite le non-soi comme cadre de
référence, et l’enseignement sur le kamma comme quelque chose qui ne s’intègre pas à
l’intérieur de ce cadre de référence. Mais selon la manière dont le Bouddha a enseigné ces
sujets, l’enseignement sur le kamma constitue le cadre de référence, et l’enseignement sur le
pas-soi s’intègre dans ce cadre de référence comme un type d’action. En d’autres termes, en
supposant qu’il y a réellement des actions habiles et des actions malhabiles, quelle sorte
d’action constitue la perception du soi ? Quelle sorte d’action constitue la perception du pas-soi ?

Donc, je le répète, la question n’est pas : « Quel est mon soi véritable ? » mais « Quel type
de perception du soi est habile, et quand est-il habile, quel type de perception du pas-soi est
habile et quand est-il habile ? »

Nous sommes déjà tout le temps engagés dans ces perceptions, et nous faisons cela depuis
notre enfance. Nous avons différentes perceptions du soi. Chaque sens du soi est stratégique,
un moyen au service d’une fin. Chacun s’accompagne d’une limite, à l’intérieur de laquelle il
y a « soi » et à l’extérieur de laquelle il y a « pas-soi ». Et donc nos sens de ce qui est soi et de
ce qui est pas-soi changent continuellement au cours du temps, en fonction de nos désirs et de
ce que nous voyons comme conduisant au bonheur véritable.

Par exemple, prenez un exemple tiré de votre enfance. Supposez que vous avez une petite
sœur, et que quelqu’un dans la rue la menace. Vous voulez la protéger. A ce moment-là, elle est
pleinement votre sœur. Elle vous appartient. Vous allez faire tout ce que vous pouvez pour la
protéger. Ensuite, supposez que vous l’avez ramenée à la maison saine et sauve. Elle
commence à jouer avec votre petite auto, et elle ne veut pas vous la rendre. Maintenant, elle
n’est plus votre sœur. Elle est l’Autre. Votre sens de vous-même, et de qui est vôtre et pas
vôtre s’est déplacé. La limite entre soi et pas-soi a changé.

Vous faites tout le temps ce type de chose, changeant les limites entre ce qui est soi et
pas-soi. Repensez à votre vie, ou même seulement à une journée, pour voir combien de fois
votre sens du soi a changé, passant d’un rôle à un autre.

Normalement, nous créons un sens du soi en tant que stratégie pour obtenir le bonheur.
Nous recherchons les capacités dont nous disposons afin d’obtenir le bonheur que nous
voulons. Ces capacités sont alors nôtres. C’est la raison pour laquelle l’élément de contrôle est
tellement essentiel pour notre sens du soi : nous considérons que les choses que nous pouvons
contrôler sont nôtres. Ensuite, nous essayons aussi de penser à la partie de nous-mêmes qui vit
pour jouir du bonheur que nous essayons d’obtenir. Ces choses-là vont changer en fonction du
désir.

Malheureusement, nos désirs ont tendance à être confus et incohérents. Nous sommes
aussi malhabiles dans notre façon de comprendre ce qu’est le bonheur. Ainsi, nous finissons
souvent avec une collection de soi incohérente et mal renseignée. Vous pouvez voir clairement
ceci lorsque vous méditez : vous découvrez que l’esprit contient de nombreuses voix internes
différentes qui expriment de nombreuses opinions conflictuelles à propos de ce que vous
devriez faire et de ce que vous devriez ne pas faire pour être heureux.

C’est comme si vous aviez un comité en vous, et que ce comité soit rarement en bon ordre.
Cela est dû au fait qu’il se compose de soi que vous avez ramassés à partir de vos stratégies
passées pour essayer d’obtenir le bonheur, et ces stratégies ont souvent fonctionné à
contre-sens. Certaines d’entres elles ont semblé fonctionner à un moment où vos critères pour
le bonheur étaient grossiers, ou bien quand vous ne faisiez pas réellement attention. Ces
membres du comité ont tendance à être sujets à l’illusion. Certaines de vos stratégies
impliquaient de faire des choses que vous aimiez faire, mais qui en réalité conduisaient à la
souffrance. Ces membres du comité ont tendance à être malhonnêtes et trompeurs : ils nient la
souffrance qu’ils ont provoquée. C’est la raison pour laquelle notre comité des soi n’est pas un
rassemblement ordonné de saints. Il ressemble plus au conseil municipal de Chicago.
En nous faisant maîtriser les perceptions du soi et du pas-soi, le but du Bouddha est
d’apporter une certaine clarté, une certaine honnêteté, un ordre au sein du comité : de nous
enseigner comment nous engager dans ces activités de perception d’une manière consciente,
cohérente, et habile, qui conduira au bonheur véritable.

Il est important de comprendre ce point car cela aide à éclaircir une des raisons majeures
de la résistance à l’enseignement sur le pas-soi. Nous savons instinctivement que nos
stratégies de fabrication d’un soi ont pour but le bonheur, et donc quand nous comprenons mal
l’enseignement du Bouddha sur le pas-soi, en pensant que c’est un enseignent sur le
« non-soi », et qu’il essaie de nous priver de nos « soi », nous craignons qu’il soit en train
d’essayer de nous priver de nos stratégies pour trouver le bonheur. C’est la raison pour
laquelle nous résistons à l’enseignement. Mais quand nous acquérons une compréhension
correcte de son enseignement, nous voyons que son but est de nous enseigner comment utiliser
les perceptions du soi et du pas-soi comme des stratégies qui conduisent à un bonheur fiable et
véritable. En enseignant le pas-soi, il n’essaie pas de nous priver de nos stratégies de bonheur ;
en fait, il essaie de nous montrer comment les faire croître et les raffiner afin que nous
puissions trouver un bonheur meilleur que toutes les formes de bonheur que nous avons déjà
connues.

Ce sont là les principaux points dont j’aimerais parler pendant le reste de la retraite. La
chose importante à remarquer, lorsque nous relions ces enseignements à notre méditation, c’est
que nous pouvons voir notre sens du soi comme une activité, un processus. C’est quelque
chose que nous faisons, et quelque chose que nous pouvons apprendre à faire de façon plus
habile. En même temps, nous regardons notre sens de ce qui est pas-soi, qui constitue aussi
une activité, et nous apprenons aussi comment faire cela de façon plus habile.

Quand nous apprendrons à faire cela de manière correcte, nous arriverons au bonheur
véritable, qui est libre de toute souffrance et stress. A ce stade, les questions du soi et du
pas-soi seront laissées de côté. Quand vous arrivez au bonheur véritable, vous n’avez plus
besoin de stratégies pour le protéger, de la manière dont vous le faites pour les autres formes
de bonheur, parce qu’il est inconditionné. Il ne dépend de rien. La stratégie du soi n’est plus
nécessaire, et la stratégie du pas-soi non plus. Ainsi qu’Ajaan Suwat, un de mes maîtres, l’a dit
un jour, quand vous trouvez le bonheur véritable, vous ne demandez pas qui en fait
l’expérience, car ce n’est pas un problème. L’expérience elle-même est suffisante. Elle n’a pas
besoin d’une personne qui la surveille. Mais pour atteindre ce stade, nous avons besoin
d’apprendre comment développer nos habiletés en ce qui concerne à la fois les stratégies du
soi et les stratégies du pas-soi. C’est de ces habiletés et de ces stratégies que nous parlerons
chaque soir au cours de la retraite.


https://www.dhammatalks.org/Archive/fre ... 140326.pdf
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