Dalaï-Lama a écrit :
Quelques analyses du principe du non-soi
D’un point de vue philosophique, une question permet à coup sûr de déterminer si une école de pensée peut être ou non qualifiée de bouddhiste : accepte-t-elle les Quatre Sceaux ? Ceux-ci s’énoncent de la façon suivante : tous les phénomènes composés sont impermanents par nature ; les phénomènes corrompus sont de même nature que la souffrance ; tous les phénomènes sont vides et dépourvus de soi ; le nirvâna est la véritable paix. Tout système qui reconnaît les Quatre Sceaux peut être considéré comme bouddhiste. On notera encore que c’est dans les écoles de pensée du Grand Véhicule que le principe du non-soi se trouve exposé avec le plus de profondeur.
Permettez-moi à présent de vous expliquer la différence entre la vacuité telle que l’envisagent respectivement le Premier et le Deuxième Tours de la Roue du Dharma.
Partons, si vous le voulez bien, de notre propre expérience et de notre rapport au monde. Par exemple, lorsque j’utilise ce rosaire tibétain, je le perçois comme étant le mien et j’y suis attaché. Si vous songez à l’attachement que vous éprouvez pour ce qui vous appartient, vous observerez que ce sentiment se décline selon divers degrés. Ainsi, vous pouvez avoir l’impression que cet attachement pour le rosaire, c’est un être autonome qui l’éprouve, indépendant de votre esprit comme de votre corps.
Lorsque, grâce à la méditation, vous réussissez à déceler l’absence de cet être autonome, indépendant de votre corps aussi bien que de votre esprit, vous parvenez, dans le même temps, à vous sentir moins puissamment lié à ce que vous possédez. Néanmoins, certains niveaux plus subtils d’attachement demeurent. Car s’il se peut en effet que vous n’éprouviez plus ces sortes d’attachement subjectif qui vous liaient naguère à tel ou tel objet, il n’en reste pas moins que vous décelez encore, dans le rosaire cité plus haut, des qualités objectives intéressantes, par exemple la beauté de ses couleurs. C’est pourquoi, dans le Deuxième Tour de la Roue du Dharma, le Bouddha enseigne que, loin de se cantonner à l’individu seul, la vacuité concerne l’ensemble des phénomènes formant la réalité. Une fois adopté ce principe, vous vous révélerez à même de surmonter toutes les manifestations de l’attachement et de l’illusion.
Ainsi que l’expose Chandrakirti dans L’Entrée au milieu (qui constitue une introduction générale aux stances de Nagarjuna), la doctrine de la vacuité, telle qu’on l’enseigne dans les écoles de pensée inférieures, c’est-à-dire en bornant le principe du non-soi à l’individu, n’est pas complète. Car une fois ce type de vacuité réalisé, le pratiquant conservera certaines attaches avec les objets extérieurs, parmi lesquels on recense, notamment, les biens qui lui appartiennent.
Quoique l’ensemble des écoles bouddhistes aient adopté le principe du non-soi, on note des différences de l’une à l’autre quant à la manière de l’appréhender. La présentation qu’en proposent les écoles supérieures s’avère ainsi plus pénétrante que celle des écoles inférieures. L’une des raisons de ce constat tient au fait qu’une fois réalisée la vacuité des personnes, telle que la décrivent les écoles inférieures, autrement dit sous l’espèce d’entités dénuées d’autonomie ou d’existence substantielle, une conception erronée du soi peut fort bien demeurer ancrée dans l’esprit du pratiquant.
À mesure que la réalisation de la vacuité des individus gagne en subtilité, vous comprenez que l’être est dépourvu de toute nature indépendante ou d’existence singulière. Dès lors, il vous devient impossible d’envisager une personne autonome. C’est en ce sens que l’on peut s’autoriser à affirmer que les écoles supérieures manifestent davantage de sagacité que les écoles inférieures pour ce qui est de l’appréhension de la vacuité.
Mais si cette vision s’oppose avec plus d’efficacité à l’erreur commune consistant à penser que les êtres et les phénomènes sont doués d’une existence véritable, elle ne contredit en rien la réalité conventionnelle de ces derniers. Dans le monde ordinaire, les phénomènes existent bel et bien, et la réalisation de la vacuité n’affecte nullement cet état de fait.
Il convient de replacer les diverses présentations de la vacuité proposées par le Bouddha dans le cadre du principe bouddhiste de « coproduction conditionnée ». Cette notion d’interdépendance s’applique tout particulièrement aux phénomènes négatifs qui constituent les causes de la souffrance – et dont, en retour, la souffrance est la conséquence. On évoque ainsi les « douze anneaux de la chaîne de l’interdépendance », ou les « douze liens interdépendants », comprenant les facteurs nécessaires à la réalisation d’un cycle de renaissance au sein du samsara (ou existence cyclique). La « coproduction conditionnée », on l’aura compris, représente donc le fondement de la doctrine bouddhiste.
Si vous ne saisissez pas la vacuité en termes d’interdépendance, vous n’embrasserez que partiellement ce principe du non-soi. Les facultés mentales diffèrent d’un individu à l’autre. Si l’on expose à certains que tous les phénomènes sont dénués d’identité intrinsèque, ils en déduisent que rien n’existe en tant que tel. Il s’agit là d’une conception dangereuse, source de bien des maux, car on a tôt fait, dans ce cas, de sombrer dans le nihilisme le plus extrême. C’est pourquoi le Bouddha a pris soin de réserver à ce type de personne un exposé rudimentaire de la vacuité. Face à des pratiquants d’un niveau intellectuel plus élevé, il a nuancé son propos. Cependant, quel que soit le degré de subtilité atteint par ces adeptes lors de la réalisation de la vacuité, jamais leur croyance dans l’existence ordinaire des phénomènes ne se trouve ébranlée.
Ainsi, vous devez compléter votre compréhension de l’interdépendance par celle du principe du non-soi. La notion de vacuité vous permet de réaffirmer votre foi dans la loi de la cause et de l’effet.
Si l’on envisage l’enseignement dispensé par les écoles supérieures de pensée du point de vue des écoles inférieures, on n’y repère aucune contradiction interne, aucune incohérence. À l’inverse, un membre d’une école supérieure détectera certaines inconséquences dans les conceptions des écoles inférieures.
Initiation au bouddhisme tibétain, éditions Presses du Châtelet
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