Expérience et enseignement dans la tradition bouddhique

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tirru...
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Extrait d'un article de Dennis Gira, une belle leçon de tolérance et d'ouverture- Source Buddhaline.net
Le poids des textes dans le bouddhisme

On pourrait donner des centaines d’autres exemples de textes qui montrent que, dans le bouddhisme, il existe, et il a toujours existé, une hiérarchie d’enseignements, ou plutôt de multiples hiérarchies, car, selon l’école bouddhique que l’on étudie, on découvre l’un ou l’autre texte (et son enseignement) propulsé en quelque sorte au sommet des textes qui, ensemble, constituent le vaste canon d’écritures saintes bouddhiques. Il faut ajouter, pourtant, que de nombreux bouddhistes en Occident soulignent que les textes ne sont pas ce qu’il y a de plus important et que c’est la pratique qui compte. ils ont sans doute raison. Mais lorsque l’on peut dire à la télévision, en présence du Dalaï-Lama, qu’on apprécie le bouddhisme « parce qu’il nous laisse tranquille » (sans que le Dalaï-Lama réagisse) et que parfois l’on érige en vertu l’ignorance des textes et même des enseignements pour mieux souligner l’importance de la pratique, on risque de s’écarter d’une ancienne tradition qui fait de ces textes une autorité qu’il faut consulter systématiquement pour vérifier l’authenticité de celui qui prétend parler au nom du Bouddha et du bouddhisme. La source la plus explicite, à cet égard, est peut-être le Mahâpadesa-sutta. On peut y lire ceci :

Supposons, ô moines, qu’un moine déclare : « C’est en face du Bienheureux, ô frère, que je l’ai entendu. C’est en face de lui que je l’ai appris : c’est la Doctrine, c’est la Discipline, c’est l’enseignement du Maître. » Or, les paroles de ce moine ne doivent être ni accueillies ni rejetées. Sans les accueillir, sans les rejeter, mais en ayant étudié soigneusement les syllabes et les mots de ses paroles, il faut les confronter aux Sermons (sutta), il faut les comparer au code de la discipline. Ainsi, après les avoir confrontées aux Sermons, après les avoir comparées au code de la discipline, si elles s’avèrent ne pas être en conformité avec les Sermons, ni en accord avec le code de la discipline, vous devez arriver à cette conclusion : « Sûrement, ce n’est pas l’enseignement du Bienheureux parfaitement éveillé. Sûrement, son enseignement a été mal compris par ce moine. » Vous devez donc rejeter les paroles de ce moine.

Cela donne une idée du poids des textes. L’existence même des canons démontre d’ailleurs que les bouddhistes ont senti, après la mort du Maître, le besoin impérieux de rester en contact direct avec ses enseignements. Seuls, en effet, ils pouvaient les aider à vérifier l’authenticité de leur propre expérience. Chaque canon (et il y en a un pour chaque école établie au cours des siècles qui ont suivi la mort du Bouddha) est supposé remonter au premier Concile bouddhique, lequel a eu lieu, selon la tradition, à Rajagrha, peu de temps après la disparition du Bouddha. C’est là qu’Ananda, le disciple préféré, aurait rapporté devant cinq cents moines expérimentés tous les sermons (sutta ou sutra) que le Bouddha avait prononcés en quarante-cinq ans de prédication. Ananda aurait commencé chaque présentation par ces mots : « Ainsi ai-je entendu » - expression encore chargée de sens pour la plupart des bouddhistes du monde. En disant leur accord avec la formulation d’Ananda, les moines présents au concile de Rajagrha ont reconnu l’authenticité de ces sermons, donnant ainsi aux enseignements qui s’y trouvent un poids considérable. A la lumière du récit de ce Concile (qui est en réalité le télescopage d’un processus qui a duré plusieurs siècles), on comprend mieux l’extrait du Mahâpadesa-sutta cité ci-dessus.

La place de l’expérience

Dire que les textes ont toujours eu un poids important, et même déterminant, au sein de la tradition bouddhique n’est cependant pas suffisant. Il nous faut maintenant revenir à notre point de départ, à cette image de marque qui véhicule l’impression que tout dépend de l’expérience de chacun. Il existe, en effet, des textes qui affirment que, en dernière analyse, l’accès à la vérité passe par l’expérience du pratiquant. C’est là l’un des grands paradoxes qui caractérisent l’enseignement bouddhique (mais cela ne devrait pas trop dérouter les chrétiens qui sont, eux aussi, confrontés à de nombreux paradoxes au sein de leur propre tradition). Il suffira de citer un passage de l’ancien Kâlâma-sutta pour saisir le sens profond de la position bouddhique sur ce point.

Le texte commence de cette façon : « Ainsi ai-je entendu [voir plus haut] : une fois, le Bienheureux, en voyageant dans le pays Kosala, avec un grand groupe de disciples, arriva dans une ville appelée Kesaputta. » Ce lieu, il est important de le noter, était fréquenté par des maîtres de tous les courants de pensée de l’époque, ce qui posait des problèmes considérables aux Kâlâmas (d’où le nom du sutra), c’est-à-dire aux habitants du village. Ils étaient en effet complètement perdus, car chaque maître présentait sa pensée comme la seule valable. Les gens cherchaient donc désespérément des critères pour discerner le vrai du faux dans cette avalanche d’enseignements. A leur demande, le Bouddha a donné son avis sur le problème :

Il est juste pour vous, ô Kâlâmas, d’avoir des doutes et d’être dans la perplexité. Car le doute est né chez vous à propos d’une matière qui est douteuse. Venez, ô Kâlâmas, ne vous laissez pas guider par des rapports, ni par la tradition religieuse, ni par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l’autorité des textes religieux, ni par la simple logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables, ni par la pensée que « ce religieux est notre maître spirituel ». Cependant, ô Kàlâmas, lorsque vous savez vous-mémes que certaines choses sont défavorables, que telles choses blâmables sont condamnées par les sages et que, lorsqu’on les met en pratique, ces choses conduisent au mal et au malheur, abandonnez-les(11).

Ensuite, le Bouddha invite les Kâlâmas à réfléchir à leur expérience en leur demandant si l’avidité, la haine et l’illusion conduisent au bonheur de l’individu ou à son malheur. La réponse du texte, c’est évidemment que ce comportement conduit toujours au malheur. La conclusion est limpide. Puisque les Kâlâmas savent, de par leur expérience, que les choses sont ainsi, il leur faut agir en conséquence, dans la certitude que l’enseignement qui va dans ce sens est vrai.

Une autre clé nous aidera à saisir à quel point l’expérience de chacun est capitale dans la quête de l’éveil ; elle se trouve dans les mots que le Bouddha a adressés à ses disciples au moment où il allait quitter définitivement le cycle des morts et des naissances. Ananda (voir plus haut) a exprimé, un jour, au Maître l’espoir qu’il laisse quelques conseils pour la communauté et qu’il désigne même un successeur Le Bouddha lui a expliqué qu’il n’avait jamais voulu diriger une communauté, ni soumettre des gens à ses enseignements, et qu’il ne laisserait donc pas d’instructions. Toutefois, il a insisté sur un point essentiel : que chacun soit à lui-même sa propre île, son propre refuge, son propre flambeau.

Le Bouddha savait qu’une seule chose était nécessaire sur ce chemin : la Loi (Dharma), c’est-à-dire la vérité qui gouverne tout de l’intérieur. Cette Loi étant inscrite dans tout être, c’est à chacun de la découvrir, comme l’a fait le Bouddha lui-même. Chacun est ainsi invité à faire sa propre expérience d’éveil et donc à être à soi-même son propre refuge. Dans ce contexte, l’idée d’un magistère qui servirait à garder la pureté d’une révélation qui va bien au delà de ce dont l’homme peut faire l’expérience, et qu’il ne pourrait en aucun cas saisir par sa propre force, n’a évidemment aucun sens. Tout cela renforce, sans doute à juste titre, l’image de marque d’un bouddhisme extrêmement tolérant et soucieux de respecter l’expérience de chacun dans sa démarche spirituelle, mais ne contredit cependant pas ce qui a été dit sur le poids des textes.

Vers un équilibre

Pour mieux comprendre le lien entre l’enseignement et l’expérience dans le bouddhisme, il me semble important de reconnaître d’abord que c’est justement aux textes que l’on fait appel à la fois pour fonder la priorité de l’expérience de chacun et pour l’interpréter de manière « correcte » ou « juste », c’est-à-dire d’une manière qui corresponde à la vérité. Ce n’est pas par hasard que le Noble chemin octuple proposé par le Bouddha vise à conduire l’homme à « la compréhension juste », à « la pensée juste », à « la parole juste », etc. C’est en effet cette interprétation-là seulement qui, parce qu’elle est juste, peut ouvrir sur la libération définitive, une fois que l’homme l’aura comprise et intégrée à sa manière de vivre. Y a-t-il une autre interprétation de l’expérience humaine, un autre enseignement, qui soit plus efficace pour conduire à la vraie libération ? Est-ce la seule qui y conduise ?

Ce sont de vraies questions, des questions auxquelles se trouvent confrontées toutes les traditions qui se veulent universelles ; et la réponse n’est pas si évidente, même pour une tradition reconnue et honorée pour sa capacité d’acceptation. Quoi qu’il en soit, l’expérience sera toujours primordiale dans la démarche bouddhique, car la vérité de l’interprétation bouddhique de ce que l’on vit doit être saisie de l’intérieur pour mener à la libération promise. C’est pourquoi les maîtres bouddhistes ne font aucun effort pour « imposer » leur enseignement à qui que ce soit. Ceux qui ne sont pas prêts à le recevoir et à le vivre ne peuvent en bénéficier réellement.

je crois que cette dernière remarque est importante pour saisir en quoi le bouddhisme est réellement tolérant. Les maîtres bouddhistes comprennent, il faut le répéter, l’inutilité d’imposer des enseignements profonds à ceux qui ne sont disposés ni à les comprendre, ni à les mettre en pratique. Dans un premier temps, ils se satisfont de parler de choses élémentaires, par exemple du lien qui existe entre les actes qu’on pose et leurs fruits dans des vies ultérieures (la loi karmique). Il est intéressant, à cet égard, de lire les textes qui présentent une liste d’enseignements donnés par les premiers missionnaires bouddhistes quelques siècles après la disparition du Bouddha. Dans les terres les plus lointaines, en effet, leurs sermons portaient sur « le don et le ciel » (enseignement sur la loi karmique), tandis que dans les régions plus proches du berceau du bouddhisme, là où les gens étaient censés être spirituellement plus avancés, les enseignements donnés étaient beaucoup plus approfondis.

Mais si les maîtres bouddhistes n’écrasent pas les gens sous des enseignements trop difficiles pour eux, ils ont toujours un très grand souci de les aider, avec beaucoup de patience et de compassion, à s’ouvrir peu à peu à des enseignements plus élevés (ceux, par exemple, de la non-substantialité, de la vacuité - voir plus haut). Les vrais maîtres peuvent puiser, avec un art pédagogique admirable, dans les centaines de milliers de pages des textes bouddhiques et y trouver des enseignements et des pratiques adaptés aux dispositions les plus diverses des hommes et des femmes qui leur demandent d’éclairer leur propre expérience. Et, peu à peu, à travers toute une vie, ou de multiples vies, l’ignorance se dissipe pour laisser place à la sagesse. Ils arrivent ainsi, peu à peu, à saisir, eux aussi, le sens des vérités les plus profondes. Ainsi l’équilibre est-il maintenu entre, d’une part, les textes qui expliquent et interprètent l’expérience du Bouddha ; de l’autre, l’expérience de chacun qui, comprise à la lumière de cette interprétation, devient à son tour le socle inébranlable de la sagesse libératrice.

Cet art de la pédagogie, ce souci « pastoral », cette attention que les maîtres bouddhistes accordent à chacun, cet accueil total de la personne là où elle en est dans son cheminement, impressionnent. Parce que, tout en étant accueillants, tout en étant attentifs, etc., ces maîtres, s’ils sont authentiques, ne gomment aucune des exigences qui font, elles aussi, partie de la tradition bouddhique. Grâce à cette pédagogie, ces exigences ne sont pas ressenties par ceux qui s’intéressent au bouddhisme comme quelque chose de lourd à porter (je ne parle pas de ceux qui s’intéressent à cette tradition sans s’y engager). Dans ce domaine, n’avons-nous pas quelque chose d’important à apprendre, nous qui sommes convaincus que l’Evangile de Jésus-Christ est véritablement une bonne nouvelle et devrait être expérimenté comme tel, nous qui sommes convaincus que la liberté des Fils de Dieu est une liberté véritable qui devrait transformer toute notre manière d’être en ce monde, que le mystère pascal concerne notre vie quotidienne et devrait nous aider à vivre tout dans l’espérance ?

Si la rencontre en profondeur avec le bouddhisme pouvait nous aider à réfléchir à ces questions et à trouver les moyens de présenter la richesse de la tradition chrétienne avec la miséricorde infinie et l’exigence du Christ lui-même, elle aurait porté les fruits qu’on devrait pouvoir attendre d’un véritable dialogue.
Source et texte entier
------------------------------------------------------------------------------ Image Sabba danam dhammadanam jinati - Le don du Dhamma surpasse tout autre don ImageDhammapada
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