La rencontre d’un saint ordinaire par Matthieu Ricard

Compagnon

Par Matthieu Ricard le 19 avril 2017

On peut s’être dédié à des projets humanitaires pendant des années et pourtant recevoir avec gratitude une leçon d’humilité de ceux qui œuvrent au bien d’autrui avec une authenticité à toute épreuve. Gurmit Singh est l’un d’eux.

Ce que fait Gurmit n’est pas compliqué, mais demande un élan du cœur qui ne s’exprime pas chez la plupart d’entre nous, bien que nous en ayons tous le potentiel. Depuis près de vingt-cinq ans, à Patna au Bihar, tous les soirs, vers 9 heures, Gurmit Singh, après avoir fermé sa boutique de vêtements, se rend sur son scooter auprès des malades les plus démunis, les laissés-pour-compte des deux principaux hôpitaux de la capitale de la province la plus pauvre de l’Inde. On les appelle les « lawaris », les « abandonnés », car ils n’ont personne à qui demander de l’aide. Une salle commune leur est réservée, délabrée, sale et fétide.

Sur le chemin, Gurmit achète des repas chauds, des galettes, des légumes, des œufs, du yaourt, des douceurs pour nourrir ses protégés. Jusqu’à minuit passé, il apporte de la nourriture et du réconfort à ceux qui gisent souvent à même le sol en béton de deux grands hôpitaux de la ville, ou sur des banquettes rudimentaires, les lits décents étant occupés à 100 % par des patients plus aisés. Des infirmières passent deux fois par jour, et un maigre repas, à peine mangeable, est servi. Le reste du temps, les malades sont laissés à leur triste sort. Les rats courent partout et les mordent parfois. Mais quand Gurmit Singh arrive avec des provisions et nourrit souvent de sa main ceux qui sont dans l’incapacité de le faire, les sourires reviennent sur ces visages marqués par la souffrance.

Gurmit raconte le cas d’une femme très pauvre qui a été percutée par un train et a dû être amputée d’une jambe. Elle a aussi perdu une grande partie de sa mémoire. De plus elle est enceinte. Gurmit Singh a réussi à retrouver un membre de sa famille en affichant sa photo sur des réseaux sociaux. Gurmit achète également les médicaments que l’hôpital ne fournit pas gratuitement et que les patients n’ont pas les moyens de se procurer. Il donne régulièrement son sang et motive ses amis à faire de même.

Gurmit n’attend rien en retour de sa bienveillance et pourtant, par deux fois, les deux hôpitaux dans lesquels il se rend tous les jours lui en ont interdit l’accès. Un aveuglement à peine imaginable, dû peut-être au sentiment de culpabilité de ceux qui dirigent les hôpitaux comme des entreprises commerciales et craignent pour leur réputation. Ceux-là ne souhaitent pas qu’il leur soit rappelé tous les jours que la bonté doit passer avant toute autre considération. À chaque fois, Gurmit a réussi à faire intervenir quelqu’un pour qu’il puisse continuer son œuvre.

La plus grande inquiétude de Gurmit est de manquer l’une de ses visites journalières. « Qui va s’occuper d’eux, si je m’absente ? » De fait, il n’est pas parti en vacances et n’a pas quitté Patna depuis treize ans, de peur d’abandonner les abandonnés. Sauf à une occasion, quand la communauté Sikh l’a honoré pour son dévouement.

Pour payer les dépenses, Gurmit et ses cinq frères, qui habitent des logements modestes dans le même immeuble, mettent 10 % de leurs revenus dans une boîte de dons. Dans la famille, on a remplacé les fêtes et les cadeaux d’anniversaire par une contribution à la cagnotte.

Le déclic s’est produit il y a 23 ans quand une femme qui survivait en vendant des sacs en plastique de porte à porte est arrivée en pleurs dans son magasin avec dans les bras son petit garçon gravement brûlé. Gurmit les a emmenés à l’hôpital pour constater que les médecins étaient en grève. Indigné, il s’est arrangé pour que l’enfant reçoive les premiers soins, puis a décidé de revenir s’occuper d’autres personnes négligées par l’hôpital et par la société.

C’est sans doute cette « banalité du bien », cette « aveuglante proximité » de la bonté incarnée par Gurmit Singh qui nous touche et nous émeut le plus. On y découvre le bien à l’état pur, sans aucune affectation ou prétention.

On pourrait arguer qu’en vingt-cinq ans, Gurmit Singh aurait pu mobiliser ses concitoyens et étendre son action à 10, voire 100 hôpitaux. C’est ce qu’essaient de faire des ONG comme la nôtre, Karuna-Shechen, qui aide trois cent mille personnes chaque année, dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Nous avons sur le terrain des personnes admirables. Mais nous avons tous besoin d’exemples capables d’inspirer nos vies, de modèles qui incarnent la bonté dans sa forme la plus nue et la plus essentielle. La qualité n’est pas une affaire de quantité. Rien ne saurait remplacer les Gurmit Singh pour éclairer notre chemin et raviver notre confiance dans la nature humaine.

J’ai personnellement consacré cinq années de travail à essayer de démontrer, dans un livre de 800 pages, que l’altruisme véritable existait, que nous pouvions le cultiver, et que la poursuite d’un bonheur égoïste était vouée à l’échec. Gurmit Singh dit tout cela en quelques mots : « Le bonheur, c’est aider les autres. » Quelqu’un avait déjà écrit : « Tous ceux que j’ai connus pour être vraiment heureux avaient appris comment servir les autres. » C’était Albert Schweitzer. N’est pas prix Nobel qui veut, mais nous pouvons tous être un Gurmit Singh. Il suffit d’ouvrir notre cœur tout grand.


Pas besoin d'être moine ou même bouddhiste pour se comporter en "saint/bodhisattva"(?)


Cela me rappelle cette Juste interviewé des années après la seconde guerre mondiale a qui on demandait pourquoi elle avait pris tant de risques et qui expliquait modestement que pour elle c'était "normal" et qui au cours de l'interview a soudain affiché une profonde tristesse en repensant à tout cela. L'interviewer ne comprenant pas et lui disant qu'elle devrait être heureuse d'avoir sauvé des vies, la femme maintenant plus âgée fondant alors presque en larme en disant qu'elle aurait pu en sauver plus. Cette femme avait risqué sa vie pour sauver des vies, cela lui était naturel et cela ne lui suffisait pas encore, ce n'était pas assez.
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Circé
Messages : 612
Inscription : 21 novembre 2016, 18:54

C'est très beau, très inspirant. C'est aussi une réponse aux pessimistes qui disent que les humains sont tous pourris. ce genre de personne redonne confiance.
Compagnon

Ma sœur est convaincu que l'acte désintéressé n'existe pas. Je ne suis pas d'accord avec elle. Peut être est ce simplement que elle même s'en considère incapable, elle applique donc sa façon d'être à tous. Et pourtant, choses curieuse, elle a une profession de santé en rapport avec les enfants. Elle même a des enfants et plein d'animaux de compagnie. Chat, chiens, rats.
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davi
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Inscription : 28 février 2016, 11:38

Je suis d'accord pour dire qu'il n'y a pas d'acte désintéressé dans la mesure où être intéressé par le bonheur des autres est un intéressement noble. Ensuite on peut toujours dire qu'on fait les choses uniquement pour soi, parce que ça nous rend heureux, et que l'objectif c'est soi et pas les autres. Mais qui a dit qu'il fallait sacrifier son propre bonheur, et qu'il était interdit d'être heureux soi-même ?
S'indigner, s'irriter, perdre patience, se mettre en colère, oui, dans certains cas ce serait mérité. Mais ce qui serait encore plus mérité, ce serait d'entrer en compassion.
Compagnon

Ensuite on peut toujours dire qu'on fait les choses uniquement pour soi, parce que ça nous rend heureux, et que l'objectif c'est soi et pas les autres.

C'est dans ce sens là qu'elle l'entend je crois, qu'au fond derrière tout acte en apparence altruiste ou désintéressé il n'y a que de l'égoïsme, on ne cherche qu'a flatté son ego ou se faire plaisir à soi et rien d'autre.

Mais qui a dit qu'il fallait sacrifier son propre bonheur, et qu'il était interdit d'être heureux soi-même ?

Et c'est un peu en effet ce que j'ai tendance à répondre : pourquoi faudrait-il distinguer son propre bonheur de celui des autres ? En quoi est ce "mal" d'être heureux d'aider autrui ? Pourquoi faudrait-il que ce soit 2 aspects qui s'excluent l'un l'autre ?
Si aider les autres et rendre heureux les autres nous rend heureux et si voir que l'on est efficace dans nos tentatives pour rendre heureux et aider les autres nous satisfait, nous comble de joie et de bonheur, ou est le mal ? L'on est heureux, l'autre est heureux ou est le problème ?

Le bouddhisme affirme que justement l'on ne peut pas trouver soi même le bonheur dans la satisfaction égoïste. Si l'on prend conscience de cela, si l'on on en est convaincu, si par l'expérience on vérifie que chercher à apporter le bonheur aux autres procure en nous un bonheur et une joie bien plus profonde et durable que chercher à satisfaire toujours nos petits désirs égoïstes, alors notre motivation est certes de toujours faire notre bonheur à nous mais uniquement à travers le bonheur de l'autre. On cesse de distinguer notre bonheur du bonheur d'autrui.

Peut être peut-on dire que les notions même d'égoïsme et d'altruisme disparaissent alors, que ce dualisme qui peut être source de critique ou de culpabilisation, cesse purement et simplement, il n'y a plus d'un coté mon bonheur et de l'autre le bonheur de l'autre, il n'y a que le bonheur tout court. Plus de moi et de l'autre. Une autre façon de comprendre l'interdépendance ? La vacuité ? Le non-soi ?

Sur un fond d'écran que j'ai il y a ces lignes :

Une femme : je veux le bonheur.
Le Bouddha : d'abord, retire "Je", c'est l'ego. Puis retire "veux", c'est le désir. Regarde, maintenant il ne te reste que "le bonheur".
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axiste
Messages : 3249
Inscription : 09 mai 2008, 05:39

Quand on donne on reçoit
Alors on ne sait plus qui donne ou qui reçoit
Il y a juste cet instant et peut être que les questions disparaissent...
Cinq clefs pour la parole correcte :
- dire au bon moment, prononcer en vérité, de façon affectueuse, bénéfique et dans un esprit de bonne volonté."
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