
"Tsongkhapa est pleinement conscient que les traités d’une partie des écrivains mādhyamikas indiens sont parsemés de passages qui, s’ils sont littéralement lus, peuvent être compris comme soutenant l’interprétation « non-thésiste ». Pour exemples, Tsongkhapa cite les passages clés suivants qui illustrent ce point ;
Nāgārjuna :
Si j’avais énoncé des thèses,
Alors je prêterais le flanc aux objections.
Comme je n’ai aucune thèse,
Je suis libre de toutes fautes.
Āryadéva :
Pour celui qui ne soutient pas le point de vue
Que [les choses]* « sont », « ne sont pas », « les deux » ou « ni l’un ni l’autre »,
Aucune critique ne peut lui être adressée
Pour aucune faute, quelle qu’en soit la durée.
Chandrakīrti :
Celui qui est un mādhyamika ne peut déduire aucune inférence d’un raisonnement autonome,
puisqu’il n’accepte pas la thèse de l’autre.
Se basant sur une lecture littérale de passages comme ceux qui viennent d’être cités, de nombreux mādhyamikas tibétains antérieurs ont argué systématiquement, et à tort, selon la vision de Tsongkhapa, que les prāsaṅgikas n’ont littéralement aucune position à eux. D’après cette interprétation, il est déclaré que les prāsaṅgika se préoccupent seulement de réfuter les vues d’autrui. Il va sans dire que la vue « non-thésiste » est une position complexe ayant de multiples composantes. Par exemple, dans le Lhag Thong Chènmo, Tsongkhapa identifie les quatre prémisses principales de la vue « non-thésiste » dont voici l’énumération :
a) le raisonnement critique, qui examine la question de savoir si les choses existent ou non en termes de leur essence intrinsèque, nie tous les phénomènes ;
b) les phénomènes tels que la production, la cessation, etc., ne peuvent pas être objets de cognition valide, car il a été établi dans les écrits mādhyamikas que les perceptions, comme celles des sphères visuelle, auditive, olfactive, etc., ne peuvent pas être acceptées comme valides ;
c) les phénomènes tels que la production, la cessation, etc., ne peuvent pas être acceptés comme existant même au niveau conventionnel, car le raisonnement qui réfute la production au niveau ultime la réfute aussi au niveau conventionnel ; et
d) il n’est rien qui n’appartienne aux catégories de l’existence, la non-existence, les deux, et aucune, et ces quatre possibilités ont été révélées comme étant intenables.
Il va sans dire que Tsongkhapa soumet ces quatre prémisses à une critique détaillée. Néanmoins, ontologiquement parlant, pour les tenants de la vue « non-thésiste », la réalité ne peut littéralement pas être vue comme étant l’une des possibilités suivantes : « être », « ne pas être », « être et ne pas être », et « ni être ni ne pas être ». La réalité, bien qu’absolue, est ineffable et indéterminée, puisque au-delà du langage et de la pensée. Le monde phénoménal est simplement une illusion, dont la perception disparaîtra sans aucune trace au stade de l’Ẻveil final. Epistémologiquement, les tenants de cette vue maintiennent un scepticisme absolu concernant la possibilité de tout moyen valide de connaissance, surtout au regard de la nature ultime des choses. Le « réel », selon leur vision, peut seulement être appréhendé dans un état de non-conceptualité. Du point de vue linguistique, on pourrait dire que les tenants de la vue « non-thésiste » considèrent le langage comme n’ayant aucun rapport véritable avec la réalité, sans parler d’une base référentielle objective et sous-jacente. De la même manière, ils maintiennent que la logique non plus ne peut mener à aucune connaissance inférentielle véritable de la nature ultime du réel. Les arguments sont au mieux ad hominem ou bien des réductions à l’absurde, ce que les bouddhistes appellent prāsaṅga. Donc, pour eux, le vrai milieu (madhyama) est l’absence d’adhésion à quelque position qui puisse être la leur. Tsongkhapa rejette énergiquement tout ceci.
Sa réfutation des diverses nuances de la vue « non-thésiste » est trop complexe pour être traitée ici ; mais il existe une littérature contemporaine substantielle sur les débats généraux concernant le fait que les mādhyamikas aient ou non des vues de leur propre cru. Je me contenterai alors de souligner que le cœur de la critique de Tsongkhapa se rapporte à ce qu’il comprend comme étant l’interprétation unique du Prāsaṅgika quant au principe d’existence dépendante. Il démontre que, puisque l’existence dépendante est le « contenu » ou le « sens » (don) de la vacuité, en dénigrant le monde de l’interdépendance les tenants de la vue « non-thésiste » sont en train de rejeter ce qui est sans doute le cœur la philosophie prāsaṅgika de la vacuité. Non seulement est-il possible pour la vacuité d’existence intrinsèque et l’interdépendance de coexister en une base commune **, mais le fait même de la dépendance est, aux yeux de Tsongkhapa, la plus grande preuve de l’absence d’existence intrinsèque. A ce propos, Tsongkhapa écrivit, sous forme versifiée, une éloquente louange au Bouddha, appelée A la gloire de l’existence dépendante *** qui célèbre la réalisation de la profonde convergence entre la vacuité et l’interdépendance. Concevoir les choses autrement – c.-à-d. maintenir que l’existence dépendante implique l’existence intrinsèque – revient à mettre tout ça sans dessus dessous. Pour reprendre les propres mots de Tsongkhapa, c’est à l’image d’un dieu virant en démon, un équivalent tibétain de la métaphore faite par Nāgārjuna du remède devenant poison !"
Self, Reality and Reason in Tibetan Buddhism, Thupten Jinpa (Rootledge & Curzon).
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* Ajout fait à partir de la traduction anglaise du Chatuḥśataka intituléé Yogic Deeds of Bodhisattvas, Āryadeva/Gyel-tsap Je (Snow Lion Publications, 1994, p. 300). (n.d.t.)
** Tib.: shi thun (n.d.t.)
*** Tendrel Teupa; Cf. The Harmony of Emptiness and Dependent-Arising, Djé Tsongkhapa (éd. LTWA). (n.d.t.)
